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  • The Making dans les eaux troubles de l’historiographie québécoise:réception hésitante d’un livre en avant de son temps
  • Robert Tremblay (bio)

The greatest offence against property was to have none

(E. P. Thompson)1

Avec le recul du temps, force est de constater qu’en publiant The Making of the English Working Class en 1963, Edward P. Thompson cherchait avant tout à lancer un défi aux intellectuels de sa génération, en vue de sortir l’histoire ouvrière de l’impasse auquelle l’avait réduite l’approche institutionnelle. Il est vrai que, malgré certaines lacunes reconnues par l’auteur, l’ouvrage constitue un véritable monument d’érudition pour qui veut comprendre la multiplicité des enjeux populaires, la diversité des intérêts professionnels et la complexité des luttes sociales ayant accompagné la naissance de la classe ouvrière en Angleterre, entre 1780 et 1832. Mais s’arrêter là peut s’avérer un peu court, car il y a beaucoup plus. Derrière les arguments développés par Thompson, se profile une nouvelle façon de penser l’histoire qui s’inscrit en faux contre toute vision téléologique du progrès historique; on y trouve aussi une manière de concevoir la formation de la classe ouvrière en termes d’expériences et d’interactions humaines (social agency), invalidant l’idée même qu’elle puisse être le reflet mécanique de l’action des seules forces économiques. Plutôt que de confiner le monde ouvrier à son environnement de travail, Thompson proposait d’examiner la réponse du « common man » à l’avènement du capitalisme industriel au xixe siècle sous un nouvel angle : famille, communauté, stratégies de survie, millénarisme religieux, rites traditionnels des artisans, actions civiques, émeutes populaires, vie associative, etc. Mais pour accéder à la vie quotidienne du « common man » et à la culture des classes populaires, terreaux de la conscience ouvrière, il importait pour Thompson de procéder à une écoute attentive des sources documentaires. Non seulement fallait-il élargir le registre de celles-ci, mais encore fallait-il les laisser parler à travers soi, être capable de lire entre les lignes des témoignages personnels et des discours officiels, de manière à pouvoir s’investir totalement dans la sensibilité historique d’une époque.

Ce court essai ambitionne de montrer l’effet de choc et le sentiment de vertige ressenti au plan personnel et à l’échelle de la communauté historienne, dès que les premiers exemplaires de The Making commencèrent à circuler [End Page 233] dans les universités du Québec, au tournant des années 1980. Nous nous demanderons également pourquoi le vaste agenda de recherche assigné par Thompson n’a été relevé que très partiellement par les historiens du monde ouvrier au Québec. On aura compris qu’il ne s’agit donc pas de dresser ici un bilan historiographique de la littérature en histoire ouvrière – d’autres l’ont fait brillamment avant moi2 –, mais plutôt de se livrer à un libre exercice de réflexion.

1. Et si on faisait un peu d’égo-histoire

Au début des années 1980, lorsque j’entrepris la lecture de The Making, je venais tout juste de compléter un mémoire de maîtrise en histoire à l’Université de Montréal, qui portait sur les transformations du monde du travail (artisans et manœuvres) dans le Bas-Canada, entre 1790 et 1830, période durant laquelle, croyait-on, les codes de la société d’Ancien Régime étaient en voie de basculer un à un au profit d’un nouveau mode de régulation basé sur la logique marchande. Se faisait entendre à travers cet exercice d’interprétation l’influence de la thèse de la modernisation économique, chère à Paquet et Wallot3, de même que l’écho lointain des propositions spéculatives de Godechot et autres « européanistes » sur la révolution Atlantique4. Ce mémoire portait aussi l’empreinte des écrits de l’économiste hongrois Karl Polanyi, selon lesquels l’affranchissement du marché des contraintes juridiques imposées...

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