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Reviewed by:
  • La déchirure. Souffrance et déliaison sociale au XVIIIe siècle by Arlette Farge
  • Alexandre Klein
Farge, Arlette – La déchirure. Souffrance et déliaison sociale au XVIIIe siècle, Paris, Bayard, 2013, 228 p.

Spécialiste du XVIIIe siècle, l’historienne Arlette Farge s’est toujours intéressée au sort des sans-voix, des petits, des sans-grades, à ces vies fragiles que l’Histoire a longtemps ignorées. Dans ce nouvel ouvrage, elle aborde le problème – autour duquel elle avait jusqu’alors constamment tourné – de la souffrance des Français sous l’Ancien régime. Il s’agit pour elle de dire la souffrance quotidienne, de raconter les douleurs et les violences ordinaires, mais aussi et surtout de questionner l’indifférence ou le mépris que manifestent les plus aisés à l’égard de la souffrance des plus défavorisés. Il y a une déchirure profonde et durable du corps social qui redouble celle que subissent, dans les blessures quotidiennes, les corps souffrants. Comment se fait-il qu’hier comme aujourd’hui, le sort du pauvre laisse de marbre les plus favorisés, les riches et les gouvernants, qui certes ont des moyens plus accessibles et plus importants de lutter contre la violence, les maladies ou la mort, mais qui font néanmoins, dans leur chair, la même expérience ontologique que les moins fortunés?

Pour répondre à ces interrogations et rendre compte de la souffrance que pouvaient vivre les Français sous l’Ancien régime, Arlette Farge s’est replongée dans les archives judiciaires qu’elle parcourt et étudie depuis près de trente ans afin d’y retrouver les traces des existences souffrantes et des corps violentés de ceux que Foucault appelait les « hommes infâmes ». Entre les feuillets volants de milliers de liasses de plaintes, de rapports de police ou de jugements, elle soustrait au silence des dizaines de vies discrètes dont les cris de douleurs et les vécus tragiques, voire parfois insoutenables, viennent dès lors, de manière souvent crue et violente, s’afficher sous nos yeux et résonner à nos oreilles de lecteur incrédule.

Afin de mettre en évidence la rupture qui s’opère entre les groupes sociaux, mais aussi de manifester la communauté anthropologique de l’expérience de la souffrance, Arlette Farge a divisé son ouvrage en deux parties distinctes, marquant le hiatus inhérent à la société française du XVIIIe siècle. Elle détaille tout d’abord les souffrances vécues par les plus aisés, tout en s’attachant à préciser autant qu’il est possible le regard qu’ils portent sur la souffrance des plus pauvres. Ici, les mémoires ou correspondances de ces lettrés viennent compléter les archives judiciaires afin de donner un aperçu le plus fidèle qui soit d’un monde qui, bien que privilégié, reste d’une violence difficilement concevable pour nos contemporains. L’auteure passe ainsi en revue les risques des accouchements, la fatalité des épidémies, les difficultés des soins, la rareté des traitements et surtout le poids omniprésent de la mort qui pèse sur un siècle qui se voulait pourtant, notamment parmi cette catégorie de plus aisés, lumineux.

Mais il n’y a alors rien de commensurable avec la seconde partie qui décrit, dans les moindres détails nécessaires à l’enquête du policier, du magistrat ou du chirurgien, les atrocités qui parsèment trop souvent la vie de nombres de Français pauvres de l’Ancien Régime. À Paris, les moins fortunés s’entassent dans des habitations souvent insalubres installées dans des rues où la moindre inattention peut être mortelle entre les carrosses qui défilent à toute allure et les chantiers de [End Page 255] construction qui pullulent sans véritables égards pour la sécurité des passants. Le petit peuple subit de plein fouet les épidémies, la faim ainsi que les ravages de l’alcool et des maladies vénériennes. La Seine qui lui apporte l’eau, la...

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