In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

  • Écritures du voyage à la Renaissance
  • Frédéric Tinguely

C’est au Nouveau Monde qu’ont été pour la première fois perçues, dans le champ des études sur la Renaissance, l’ampleur et la portée de la littérature de voyage en langue française. On demeure aujourd’hui songeur devant la masse d’informations rassemblées durant l’Entre-deux-guerres par des écumeurs de bibliothèques tels que Geoffroy Atkinson et Clarence Dana Rouillard, avec un subtil mélange d’ambition et de modestie leur permettant de dégager de vastes ensembles d’œuvres ignorés de la tradition universitaire française ou quelque peu snobés par elle.1 Sans doute les travaux de ces érudits nord-américains demeuraient-ils prisonniers d’une approche thématique des textes, au service de la naissante histoire des idées, mais ils n’en avaient pas moins le mérite d’instituer un corpus — ce qu’Atkinson appelait la ‘littérature géographique’ — et d’en éclairer mille et une facettes avant de l’examiner dans ses rapports à des œuvres plus canoniques. En France, le culte des grands auteurs avait alors pour effet pervers — il l’aurait encore longtemps — de réduire la littérature viatique de la Renaissance à un ensemble de documents sans épaisseur textuelle, de sources exploitées surtout par les historiens, au premier rang desquels Charles-André Julien,2 ou par les anthropologues (Alfred Métraux, Claude Lévi-Strauss).3

Ce n’est qu’à partir des années 1980 que cette littérature a lentement commencé à acquérir ses lettres de noblesse. On aurait tort d’attribuer un tel changement de perspective à l’influence des cultural studies ou à l’émergence des études postcoloniales: c’est bien plutôt la sortie du structuralisme et le retour à des approches historiques assez traditionnelles qui, au moins dans un premier temps, ont créé un terrain épistémologique favorable à ce nouvel intérêt pour les relations de voyage. L’imposant volume Voyager à la Renaissance,4 fruit d’un [End Page 329] colloque organisé à Tours en 1983, est clairement placé sous le signe de l’érudition, et le souci d’information s’observe pareillement dans l’important travail de mise à disposition des textes accompli durant ces années: à preuve l’édition de la Cosmographie de Levant d’André Thevet par Frank Lestringant, celle des Relations de Jacques Cartier par Michel Bideaux, ou, dans les limites imposées par une collection de poche, celle du Journal de voyage de Montaigne par Fausta Garavini.5 On peut ainsi estimer que la promotion de la littérature de voyage a constitué durant cette période l’une des multiples réponses aux excès du structuralisme. Il n’est pas jusqu’à la ‘conversion’ de Tzvetan Todorov, devenu le théoricien engagé de la relation à l’autre, qui n’en témoigne à sa façon: si le dépassement des lectures immanentes et l’ouverture à des textes référentiels doivent être dans ce cas rapportés à un souci éthique plus qu’à un vrai sens historique, ils ne s’en sont pas moins opérés à travers l’étude stimulante des relations sur le Nouveau Monde.6

À compter des années 1990, la reconnaissance du corpus viatique s’est imposée à une tout autre échelle grâce aux remarquables travaux de Frank Lestringant, dans lesquels l’érudition est sans cesse vivifiée par une rare élégance de plume et par un souffle nouveau venu de l’anthropologie. Sans prétendre synthétiser une œuvre immense et toujours en devenir, on peut ici mentionner deux orientations majeures et particulièrement fécondes:

1. L’étude approfondie du corpus huguenot sur le Nouveau Monde dans son dialogue avec l’altérité amérindienne. La véritable somme intitulée Le Huguenot et le sauvage, encore complétée par L’Expérience huguenote au Nouveau Monde, met au jour la cohérence idéologique d’un vaste réseau de textes relatifs aux tentatives de colonisation française au Brésil et en Floride.7 La polémique avec les auteurs catholiques, parmi lesquels le cosmographe André Thevet, y est à la fois...

pdf

Share