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  • L’ambivalence générique chez Saint-John PerseAnabase et Vents, des “poèmes épiques sans épopée”
  • Delphine Rumeau

Revers peut-être de ses accents majestueux, la poésie de Saint-John Perse a souvent été qualifiée par des termes à la fois vagues et un rien grandiloquents: animée par le “souffle” du poète, elle témoignerait d’une ampleur toute épique. Cette affinité avec l’épopée tend à être décrétée comme une évidence, en particulier à propos d’Anabase et de Vents. Le terme “épique” est en outre davantage utilisé comme qualificatif louangeur, célébrant la hauteur de cette poésie, que pour renvoyer à une catégorie générique précise. Ungaretti déclare ainsi dans la préface de sa traduction d’Anabase qu’il s’agit “d’un des rares exemples, en notre temps, de poésie épique.”1 Denis de Rougemont, de son côté, affirme de façon assez péremptoire à propos de Vents qu’il s’agit “d’un ouvrage où l’Amérique, un jour, découvrira son épopée,”2 sans plus de précision. Il est vrai que les “noms de genre,” pour reprendre un terme de Jean-Marie Schaeffer,3 saturés de significations, se prêtent à telle latitude d’emploi. Pour autant, dès que l’on cherche à assigner un sens plus précis à ce lieu commun, la poésie de Perse résiste. Cette difficulté est exposée par Jean Paulhan, qui, s’il range également l’œuvre de Perse du côté de l’épopée, considère cette classification comme une “énigme,” et non comme une solution. Parmi les “énigmes de Perse,”4 il y a en effet cette “épopée sans héros,” défià la définition proposée par Aristote, et toujours active depuis, qui fait du héros le sujet du dispositif épique. Ce n’est pourtant pas le seul paradoxe que pose cet étiquetage générique: la poésie de Perse est aussi une épopée qui met à distance la tradition, l’histoire, et même le référent. Ce sont ces autres énigmes que nous proposons, dans le sillage de Paulhan, de mettre en lumière. Il ne s’agira pas de décider si Anabase ou Vents sont ou non des épopées, puisque toute démarche cherchant à catégoriser d’un point de vue générique risque de s’enfermer dans la tautologie, en voulant vérifier une correspondance à des critères que l’on aura soi-même [End Page 65] prédéfinis.5 Il s’agira plutôt de comprendre ce que Perse retient de la tradition épique, quelles transformations il lui fait subir, et surtout en quoi son rapport à l’épopée diffère de celui que proposent d’autres poètes modernes se réclamant de ce genre.

Une épopée sans tradition?

Une première difficulté concerne le rapport de Saint-John Perse à la tradition. D’une part, sa poésie revendique un rapport immédiat au réel; d’autre part, elle intègre de multiples références, en particulier mythologiques, données comme autant d’éclats allusifs.6 Cette tension est d’autant plus problématique que l’épopée est un genre qui repose largement sur une tradition textuelle.7

L’œuvre de Saint-John Perse entend en effet contester assez profondément l’idée de tradition, notamment dans Vents, poème marqué par un désir de rupture avec l’Europe et par la lecture des transcendantalistes américains.8 C’est tout l’objet de la section consacrée à la Bibliothèque, espace à la fois concret et symbolique: “Tout à reprendre. Tout à redire. Et la faux du regard sur tout l’avoir menée!”9 La Bibliothèque est comparée à des lieux de culte où s’exerce une adoration vaine: elle est “Basilique du livre,” puis “Sérapéum,” série d’analogies syncrétique qui se prolonge avec le bibliothécaire “prêtre” ou “flamine.” La page est saturée de termes qui dénotent la sédimentation et la fossilisation: “les livres...

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