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  • Un espace à traverserCollectivité et quotidienneté dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec
  • Yan Rucar

La contrainte d’écriture est le domaine de prédilection de Georges Perec, qui s’était choisi pour famille l’Oulipo, un groupe d’écrivains praticiens de cette forme. Dans l’œuvre de Perec, les deux exemples les plus fameux de ce postulat créatif sont les romans La disparition et La vie mode d’emploi. La disparition altère la langue en lui retirant tous les mots comprenant la lettre e: c’est le procédé du lipogramme qui consiste à soustraire du lexique un ou plusieurs de ses éléments. Pour sa part, La vie mode d’emploi ressort d’une complexification de la narration, chaque chapitre nécessitant l’intégration d’une liste de quarante-deux éléments matériels sans proximité avec le fil narratif. Comparé à ces procédures contraignantes, le dispositif Lieux semble en différer en ne participant pas d’un récit fictionnel et en émanant d’une langue dépourvue d’artifice aberrant. La dimension procédurale de Lieux affecte d’une manière spectaculaire la durée de l’écriture en requérant douze ans d’exercices continus. En 1969, Perec a choisi douze lieux dans Paris qui rencontrent en lui une profonde résonance mémorielle. Commençant avec la maison familiale de sa petite enfance, cette liste se termine par l’île Saint-Louis, qui vient d’être le théâtre d’une rupture amoureuse particulièrement douloureuse. Chaque lieu doit être décrit de mémoire et visuellement, le souvenir étant convoqué dans le bureau de l’écrivain, tandis que l’aspect objectif de l’endroit est passé au crible d’une observation minutieuse et émotionnellement désengagée. Cette seconde série de textes, baptisée “réels,” fait de l’écrivain l’enregistreur rigoureux des plus maigres incidents survenant dans le lieu choisi. Les immeubles, les gens, les animaux, les véhicules, sont fixés dans cette somme descriptive qui tente d’absorber entièrement un périmètre restreint du monde.

Exposant les principes de cette démarche hyperréaliste dans Espèces d’es-paces, Georges Perec définit la condition d’émergence d’une telle écriture en [End Page 95] la formulant selon une règle lipogrammatique: “Ne pas dire, ne pas écrire ‘etc.’”1 C’est faire le pari d’une vision panoptique du lieu qui n’excepterait aucun élément présent: “These texts [. . .] are haunted by what might be described as the imp of the integral and the fear of the ellipse.”2 Les “réels” sont des images objectives contrastant avec les recréations de la mémoire au sein d’un dispositif les réunissant afin de les faire témoigner ensemble du passage du temps. Chaque mois, un lieu différent est remémoré et figé dans sa dimension triviale, la mémoire affective se confrontant à la neutralité clinique de la description. Un calcul permutationnel, plus tard utilisé dans le roman La vie mode d’emploi, fait en sorte que chacun de ces lieux ne soit jamais décrit pendant le même mois de l’année. Après douze ans, ces lieux auront été remémorés et décrits douze fois, les différences dans la notation des souvenirs et l’aspect tangible de leur emplacement physique étant autant de traces des effets corrupteurs du temps, ainsi que s’en explique Perec auprès du mathématicien Chakravarti: “[. . .] parvenir, à la fin, à une série de textes où apparaîtraient la transformation et le vieillissement des lieux, et la transformation et le vieillissement de mon écriture; en d’autres termes, il s’agissait d’incorporer le temps à l’écriture, alors que, généralement, le temps de l’écriture est supposé être un temps mort ou un temps neutre.”3 Perec scelle chacun de ces textes afin de se prémunir de la tentation de la réécriture, et de s’interdire de réactualiser sa mémoire, les fluctuations des souvenirs étant autant de traces d’érosions.

Cette écriture au long cours a raison de...

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