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  • "Je fixais des vertiges"1:Les étourdissements du "Bateau ivre" de Rimbaud
  • Edward Lee-Six

"Le Bateau ivre," selon André Guyaux, "est un amalgame."2 Amalgame en effet: ce mot, avec ses racines d'alchimie médiévale,3 nous sensibilise à la nature "fort subtile"—dans l'ancien sens de volatif et impalpable—que le poème de Rimbaud partage avec le "vif argent" des amalgamations décrites par Furetière au dix-septième siècle.4 Dans sa propre réaction (al)chimique, le poète mélange "lectures et [. . .] rêves d'évasion"5 pour nous proposer un poème dont le récit est aussi mercuriel (fluide, dansant) que l'amalgame analogue de sa création. Cependant, même s'il est vif et liquide, l'amalgame de Furetière est aussi la "matière molasse" qui "s'étend facilement," tandis que le mélange du "Bateau ivre" possède une musculation linguistique presque sauvage que le lecteur maîtrise difficilement. Le poème est propulsé par le déséquilibre, par des combinaisons d'éléments qu'on a l'habitude de voir séparés. Ces confrontations explosives—d'idées, de mots, de couleurs—transforment l'amalgame pâteux en poudre magique étincelante, et le poètechimiste en poète-"magicien."6

[. . .] teignant tout à coup les bleuités, déliresEt rythmes lents sous les rutilements du jour,Plus fortes que l'alcool, plus vastes que vos lyres,Fermentent les rousseurs amères de l'amour!

(vv. 25-8)

Les matériaux premiers du quatrain forment un méli-mélo volatif de couleurs et de gestes: "les bleuités" du ciel, teint par "les rutilements," deviennent la couleur d'un hématome—n'oublions pas la phrase "se faire un bleu" qu'emploient les enfants. Comme nous le suggère la remarquable traduction de ce vers par Samuel Beckett, "under the sky's haemmorrhage,"7 la couleur du jour un peu énigmatique (car rutilement est un mot que Rimbaud crée [End Page 49] avec les autres produits de son alchimie) empourpre et infecte les autres couleurs du quatrain. Ces vers exemplifient la chorégraphie de couleurs dans "Le Bateau ivre," chorégraphie qui agit comme vecteur de la ferveur imaginative de l'œuvre: les "délires" (v. 25) du poème se manifestent dans ses coloris. Surtout, Rimbaud se sert de sa palette pour créer des déséquilibres: mélangeant ses couleurs avec extravagance, il injecte à tout son poème—au niveau acoustique, symbolique, émotif—une instabilité enivrante. Revenant à sa prédilection pour l'alchimie, ceci fait penser aux mots du poète dans l'Alchimie du Verbe" (Délires II, Une Saison en enfer): "J'inventai la couleur [. . .] Je fixais des vertiges" (p. 263).

Ces déséquilibres se trouvent ensevelis dans la métrique même du poème, qui titube presque constamment entre trimètres et tétramètres. Parfois—comme au vers 12—Rimbaud se jette dans le trimètre avec toute l'audace des "tohus-bohus [. . .] triomphants" qu'il décrit; parfois son vers se lit avec un bercement plus doux: "Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes" (v. 15), par exemple. Les rimes internes ("appelle," "éternels") roulent sur la langue aisément, emportant lecteur et bateau dans la houle du poème. Les variations de trimètres et de tétramètres ne se prévoient pas; aussi, la métrique capricieuse s'aligne avec le manifeste du poète: il faut, écrit Rimbaud "un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens."8

Le quatrain suivant est un bel exemple du délicat tohu-bohu phonétique que Rimbaud nous propose. Voici une des scansions possibles:9

J'ai heurté, | savez-vous, || d'incroyab|les Florides

(3+3+3+3)

Mêlant aux fleurs | des yeux de panthèr|es à peaux

(4+5+3)

D'hom|mes! Des arcs-en-ciel || tendus | comme des brides,

(1+5+2+4)

Sous l'horizon | des mers, || à de glau|ques troupeaux!

(4+2+3+3; vv. 45-8)

Des partenariats fantasques—d'yeux et de fleurs, de panthères et d'hommes...

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