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Reviewed by:
  • Enfances Narcisse by Claire Nouvet
  • Karl Pollin
Claire Nouvet , Enfances Narcisse. Paris: Galilée, 2009. 161 pp.

Annie Le Brun rappelait récemment que le champ de la mythologie, tant pour les romantiques allemands que pour les membres du Collège de Sociologie, s'était constitué en rempart face au cynisme de la raison technicienne; du fait de sa nature immémoriale, le mythe supporte en effet les consciences poétiques en quête d'elles-mêmes, tout en leur permettant de se tenir à l'écoute des battements de cœur du présent. Le mythe de Narcisse, tel qu'il est raconté par Ovide, jouit toutefois d'un statut on ne peut plus singulier: il s'agirait, à en croire Blanchot, d'une possible scène primitive de l'écriture, au cours de laquelle la subjectivité poétique tendrait à s'unifier, à se consolider. Si, comme l'affirme Schlegel, "tous les poètes sont des Narcisse," il est alors nécessaire de se pencher sur le texte ovidien, afin de prendre la mesure de cette épreuve narcissique qui sous-tend aussi bien les mécanismes de création littéraire que la mise en place de nos imaginaires amoureux.

On aurait tort de réduire Enfances Narcisse à un ouvrage érudit, dont seuls les latinistes pourraient saisir les aspérités. Dialoguant aussi bien avec la psychanalyse que la philosophie, cet essai propose un commentaire à la fois exigeant et resserré du mythe de Narcisse, qui invite parallèlement le lecteur, par le biais d'un retour sur soi, à éprouver la fissure originelle sur laquelle son ego s'est constitué, quitte alors à assumer, pour reprendre le mot de Pessoa, une existence placée sous le signe de l'intranquilité. Ceci dit, l'admirable intransigeance du livre de Claire Nouvet tient surtout à l'honnêteté fondamentale d'une voix qui, par delà la finesse des analyses qu'elle articule, admet en dernière instance, face au texte qu'elle commente, son incapacité à garantir sa position d'autorité: puisque l'histoire de Narcisse nous enseigne que la connaissance de soi est mortelle, toute tentative d'en rendre compte [End Page 283] ou de l'interpréter ne peut alors advenir que si l'auteur accepte également de se dissocier de sa propre subjectivité.

Le mythe de Narcisse a d'abord tenu lieu de fiction thérapeutique pour la psychanalyse, qui a vu dans le bref récit de cette agonie un événement formateur et historiquement repérable dans la naissance du sujet. On sait notamment que pour Lacan, le narcissisme renvoie avant tout au stade du miroir, au cours duquel l'image contemplée dans le miroir permet à la psyché fragmentée du jeune enfant d'acquérir une unité mentale et visuelle cohérente. Dans la lecture qu'elle propose du texte ovidien, Claire Nouvet choisit davantage d'insister sur la dimension intemporelle et irreprésentable du traumatisme que ce récit semble signaler, à défaut de parvenir expressément à le nommer. Contestant la linéarité de la narration, elle émet l'hypothèse que le "moi" de Narcisse est un moi mort-né, pour qui naissance et mort apparaissent inextricablement liées. Il importe donc de ne pas se laisser duper par l'apparente continuité d'une pensée qui épouse, contre toute attente, la trame narrative du texte ovidien. Là en effet où le mythe est structuré chronologiquement autour de deux rencontres amoureuses avortées (avec la nymphe Écho dans un premier temps, puis avec l'image de soi que le jeune homme voit se refléter sur l'eau), les deux premiers chapitres d'Enfances Narcisse interrogent à leur tour chacun de ces épisodes, afin cependant de montrer qu'il déploient l'un et l'autre, sur un mode acoustique puis visuel, un processus similaire de mortification.

Dans le langage commun d'aujourd'hui, l'individu narcissique, accusé de dédaigner autrui et de ne pouvoir aimer que soi, incarne indéniablement, au sein de nos cultures occidentales, un personnage repoussoir. L'une des idées fortes développées par l'auteur tend pourtant à faire voler en éclats ce poncif, qui présuppose que Narcisse aimerait...

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