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  • En poésie la bataille précède la formation des rangs
  • Nathalie Riou

Dans la poésie d'après-guerre, deux camps se sont plus ou moins formés, autour de revues, de textes théoriques. . .: l'un tendant à subvertir les illusions poétiques anciennes depuis un langage tel quel ou réglé librement, l'autre à poursuivre les chemins ouverts par les grandes voix lyriques des années 30 à 40 mais tout en réfléchissant depuis une distance qui récuse la naïveté ou l'autorité du chant. Mon propos sera de troubler ces lignes de front, entre formalisme et lyrisme, et cela en considérant deux temps et deux modes de brouillage entre les années 70 et 80.

J'essaierai tout d'abord de montrer qu'alors même qu'une voix semble aller jusqu'au bout de sa poétique, elle peut paradoxalement se retrouver à parler aux abords de l'autre camp: c'est Ghérasim Luca qui, découvrant et cassant la langue, fait entendre un lieu étrange entre pulsion et raison, raison non loin des oulipiens. Puis—figure inverse— l'incursion dans l'autre camp peut être un mode de défense et d'interrogation de sa propre poétique: c'est l'oulipien Jacques Roubaud qui, en tendant au lyrisme dans Quelque chose noir, découvre une autre manière d'envisager la règle—règle étrange qui persiste en niant et se niant. Ces deux lectures ont pour fin de soutenir cette thèse: il n'est pas de poème valable où ne se rencontrent une pensée, un sentiment et un corps entre réel et imaginaire. Le poème peut bien récuser l'un de ces membres, il n'en sera que plus énigmatique au milieu de la mêlée, d'où le titre de cet article: en poésie la bataille précède la formation des rangs.

1. Ghérasim Luca: un devenir surréaliste

Luca est un poète roumain, orphelin de père, né dans une famille juive, peu après Ionesco, dix ans avant Isidore Isou; c'est en 1913, [End Page 69] entre deux guerres et avant deux totalitarismes. Dans ces années, Tzara invente à Zürich Dada, que Breton à la fois récuse et établit en courant surréaliste. Luca se nourrit de leur profonde révolte: il entre dans le monde poétique avec l'inconscient, la liberté, l'amour et la violence de la langue. . . . Mais hasard et inconscient, qui vont, en interrogeant nos pulsions de mort et de vie, contre la raison militaire, passeront peu à peu chez lui au second plan. Déplaçant la critique radicale du pouvoir, l'an-archie de Dada, il remonte à l'instant du pouvoir, au moment où se fondent l'ordre et la violence politiques, où la terre et le corps deviennent territoire et citoyen. Luca est moins anarchique, contre le pouvoir, que "a-topique," contre l'utopie et contre la terre comme attache.

Si on habite heureusement un corps, un pays, on l'oublie; si on parle heureusement une langue, on l'oublie. Or comme c'est là la première oppression pour Luca, le corps politique, la terre patrie, et le signifiant signifié font mal dans sa poésie. Je partirai donc de cette hypothèse que le poème de Luca déplace l'insurrection libertaire ou politique de Dada en insurrection physique et topique. Mais comme en même temps la conscience revient, on peut se demander quelle forme de poème peut s'écrire qui à la fois bouge les limites du corps, et ne donne pas de gages à la raison de ceux qui se l'approprient en territoires? Je me propose de montrer comment trois formes poétiques de Luca qui, tout en semblant s'approcher de la raison, voire d'une poétique raisonnée non loin de l'Oulipo contemporain, reviennent pour l'éclairer autrement sur ce sentiment d'un corps instable, cette a-topie.

La première forme est la liste: de loin elle semble autant surréaliste qu'oulipienne; de près on voit que s'il s...

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