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  • Fausses notes:Pour une poétique du carnet
  • Philippe Met

"Un poème complet serait le poème de ce Poème à partir de l'embryon fécondé—et les états successifs, les interventions inattendues, les approximations. Voilà la vraie Genèse [. . .] Épopée du Provisoire."

(Paul Valéry)

On se propose ici—entreprise à la fois simple et complexe—de définir un objet et un territoire, c'est-à-dire non seulement de les délimiter, de les cerner, mais aussi d'en formuler les propriétés constitutives, le(s) sens et la portée. Un territoire-objet aux apparences de genre ou de sous-genre, ou encore de pratique esthétique, qu'on choisira de désigner sous l'appellation de "poétique du carnet." Ce mode d'écriture a longtemps été (et jusqu'à aujourd'hui encore, parfois) dénigré, dévalorisé ou tout simplement ignoré, comme si, pour le dire en termes musicaux, il était par essence inapte à atteindre la note juste et ne pouvait dès lors produire que de déplorables fausses notes. À moins qu'on n'y voie, au mieux, un exercice de type propédeutique, à l'instar de Paul Valéry qui, noircissant des milliers de pages dans ses cahiers, déclarait: "J'écris ces notes, un peu comme on fait ses gammes," sousentendu: au lieu de—ou en vue de—la partition complète et achevée de la symphonie poétique. Gammes, comme on parlerait de croquis en peinture, de vocalises ou de mises en voix pour le chant. Analogues à une tekhnê, les notes seraient ainsi de l'ordre d'un indispensable préalable à la création (impératif plus hypothétique que catégorique, toutefois), sans quoi cette dernière serait certes inconcevable, mais avec lesquelles elle ne saurait être confondue. On reviendra plus loin sur cette dichotomie fondamentale.

Or, il fait peu de doute que, en dépit d'une absence criante d'étude d'ensemble ou de théorisation de ce phénomène, la scène ou le paysage [End Page 53] poétique en France a connu dans la seconde moitié du XXe siècle, et plus encore au tournant du XXIe, une résurgence ou plutôt un essor important de la pratique du carnet, sinon toujours en vue de, tout au moins menant à, publication. Un corpus sommaire pourrait notamment inclure les noms prestigieux de Francis Ponge, René Char, Joë Bousquet, Philippe Jaccottet, Lorand Gaspar, Henri Thomas, Georges Perros, Pierre-Albert Jourdan, André du Bouchet. . . . Parmi la (plus ou moins) "jeune" génération, disons celle du "baby boom," on citera des poètes qui, pour être moins auréolés de gloire, comptent incontestablement dans le champ: Christian Hubin, Jean-Michel Maulpoix, Gil Jouanard, Sabine Macher, Yves Charnet, Gérard Haller, Yves Leclair, Daniel Leuwers, Olivier Barbarant, Antoine Emaz. On peut néanmoins penser que les prémices ou les fondements de ce paradigme commencent à émerger à des moments-clés de la dite modernité poétique en France. Comme a pu le relever Dominique Combe, "autour du fragment et du poème en prose gravitent au XIXe siècle une nébuleuse de 'petits' genres incertains et indécis, qui renvoient tous peu ou prou à des 'formes brèves' en prose—'rhapsodies,' 'fantaisies,' 'caprices,' récits de rêve ou d'opium, ekphrasis, carnets poétiques, etc.—, qui sont le plus souvent recueillis dans des ouvrages au statut hybride."1 À défaut de présenter ici une archéologie en bonne et due forme, on se contentera de mettre en valeur, autour d'un florilège de citations, quelques incontournables stations, par quoi il apparaît crucial de passer avant d'en venir à des avatars plus récents, voire extrême-contemporains.

À tout seigneur tout honneur . . .

-Baudelaire:

Non pas celui des immortelles Fleurs du mal ou de la prose poétique du Spleen de Paris, mais le Baudelaire relativement moins connu de Fusées ou de Mon cœur mis à nu. "De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là."2: on aura reconnu l'incipit du second de ces "journaux intimes"3 ou "capharnaüm[s] de notes...

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