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  • Narrations multi-linéaires et épistémologies poétiques chez Jean-Marie Gleize et Claude Royet-Journoud
  • Alessandro De Francesco

"l'animalité des postures écarte la douleur"

(Claude Royet-Journoud, Théorie des prépositions)

Épistémologie et poésie

Nombre d'expériences de poésie contemporaine, pas seulement française, après 1945, visent à dépasser les limites du domaine esthétique au sens propre du terme. Une des réponses à la célèbre question adornienne sur l'impossibilité d'écrire des poèmes après Auschwitz est donnée par la redéfinition poétique du champ esthétique au profit d'une vision plus largement épistémologique. L'enjeu de la poésie n'est plus ou plus seulement celui de produire des poèmes (Gedichte) répondant à des critères rhétoriques et figuraux plus ou moins partagés, mais plutôt des objets textuels voués à interroger le réel en pro-duisant des démarches d'écriture qui puissent informer le domaine de la connaissance. De façon contraire aux théories de Paul Valéry, selon lequel la poésie se construit à partir d'"illusions qui ne sont pas à dédaigner,"1 ou d'Ingeborg Bachmann, selon laquelle la poésie et l'art tout court pourraient s'arroger le droit de dépasser les limites du langage que la philosophie post-wittgensteinienne devrait par contre respecter,2 beaucoup de poétiques issues notamment des expériences artistiques et politiques des années 1960-70 se sont attachées à considérer la poésie comme un moyen cognitif; c'est-à-dire comme l'un des moyens dont l'intellect humain dispose afin de dévoiler les illusions langagières au profit d'une re-configuration du réel. De même, en mettant l'accent sur le processus plutôt que sur la forme, sur l'épistémologie [End Page 115] plutôt que sur l'esthétique, la question de la poésie comme genre fort est posée de façon radicale. Poésie et prose, image et narration peuvent s'entrecroiser jusqu'à produire des dispositifs post-génériques voire anti-génériques, ce qui est le cas notamment de Denis Roche, d'Emmanuel Hocquard, de Jean-Marie Gleize, de Jean Daive, pour ne citer que quelques auteurs majeurs de celle que Hocquard luimême qualifie de "modernité négative."3

Selon Henri Meschonnic, l'approche épistémologique de l'écriture jetterait une lumière nouvelle sur le statut historique de la littérature. Meschonnic, dont la poétique est pourtant extrêmement différente de celle des auteurs dont on s'occupera ici, parvient à envisager l'intégration de paradigmes épistémologiques dans la poésie comme un passage de l'instance "littérature" à l'instance "écriture." Dans l'écriture on ne saurait distinguer la "forme" du "sens," l'approche épistémologique étant définie par une "réflexion dans" plutôt que par une "réflexion sur," alors que la littérature au sens traditionnel du terme serait caractérisée par l'"idéologie" et par le dualisme transcendantal de la "réflexion sur," et notamment sur l'écriture.4 Ailleurs Meschonnic a développé la notion de "monisme matérialiste" comme antidote aux résidus "méta-" (métalinguistiques, métaphoriques, métaphysiques) et aux dédoublements transcendantaux des poétiques de la "réflexion sur":

MONISME (matérialiste). Homogénéité et indissociabilité de la pensée et du langage, de la langue et de la parole, de la parole et de la graphie, du signifiant et du signifié, du langage et du métalangage, du vivre et du dire [. . .]. Le monisme matérialiste se définit la condition de production des formes-sens.5

Approche épistémologique, approche cognitive, désir de "percer le réel" avec l'écriture, déconstruction des codes, des genres et de l'idéologie littéraire, réduction des dualismes et des métalangages. Si ces approches, qui sont liées de façon à la fois étroite et complexe, font partie, à l'échelle internationale, des principales préoccupations poétiques et poétologiques depuis l...

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