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  • L’écriture de Thomas de Celano: une rhétorique de la rupture1
  • Dominique Poirel (bio)

Parmi les biographes de François d’Assise, Thomas de Celano occupe une place à part. D’abord, il est le premier: sa Vita sancti Francisci fut écrite deux ou trois ans après la mort du saint. Ensuite, il est le plus fécond: cinq textes sur saint François lui ont été attribués, plus un sixième sur sainte Claire.2 [End Page 73] Enfin, ses textes se démarquent par une écriture originale, parfois déconcertante, mais d’une grande efficacité: à travers eux, le lecteur a vite le sentiment d’être en présence d’un véritable écrivain. C’est cet aspect de son œuvre qui sera ici étudié, après les travaux de Petrus Hoonhout sur sa langue et de Marina Buttari sur sa pratique du cursus.3

Pourquoi consacrer une nouvelle étude à cet aspect stylistique, qui, relevant de la rhétorique, pourrait sembler d’un maigre intérêt pour l’historien? On pourrait alléguer d’abord une raison philologique. Parmi les textes placés sous le nom de Thomas de Celano, tous à des degrés divers soulèvent des problèmes d’attribution.4 Même en tenant pour acquise l’authenticité globale de la Seconde vie de saint François, on sait qu’elle intègre les témoignages écrits d’autres frères, issus d’une collecte ordonnée en 1244 par le chapitre général de Gênes. L’étude du style, dans ce cas, pourrait aider non seulement à flairer ceux qui ont jusqu’ici échappé aux historiens, mais encore à mieux comprendre comment Thomas les a insérés, dans quelle mesure et de quelle manière il les a retravaillés. Quant à la Première vie de saint François, sans doute l’œuvre entre toutes la moins suspecte, qui nous garantit [End Page 74] que le texte qui nous en est parvenu est bien celui de Thomas, et qu’il n’a pas été retouché par d’autres après lui? La raison philologique d’étudier le style célanien, c’est donc que, si l’on parvient à définir son originalité, il sera plus facile de distinguer, parmi les textes ou dans les textes qui lui sont attribués, ce qui est vraiment l’œuvre de Thomas, et ce qu’il faut au contraire restituer à d’autres auteurs.

Il y a ensuite une raison biographique. Raconter, en particulier raconter une vie de saint, c’est toujours plus ou moins méditer sur des événements passés en cherchant le fil, l’ordre, la raison qui les unit. C’est toujours, selon un équilibre qui varie d’un écrivain à l’autre, naviguer entre des faits et une interprétation. Or Thomas, on l’a dit, est le premier biographe de saint François. Pour le meilleur ou pour le pire, il a créé une tradition. Désormais, qu’on le cite ou qu’on le contredise, toute vie nouvelle du saint dépend de ce qu’il a écrit. En étudiant l’écriture de Thomas, en examinant ses procédés littéraires favoris, on peut espérer découvrir la manière propre dont il retouche insensiblement les événements en polissant ce qu’ils ont de rugueux, pour discerner ainsi quand il raconte simplement ce qu’il sait et s’efface derrière ses sources, ou quand il met davantage de lui-même dans son récit et «stylise» son portrait de François.

Philologique et historique, ces deux premières raisons d’étudier le style de Thomas ont un point commun: elles sont intéressées. Aussi comportent-elles le danger de l’argumentation circulaire. L’étude d’un style étant chose délicate, il est facile de la biaiser selon des interprétations d’autant plus tenaces qu’elles seront plus latentes. En étudiant l’écriture de Thomas, non pour elle-même mais pour résoudre d’autres questions, d’attribution ou de critique historique, je risque sans m’en rendre compte d’élaborer sur le style célanien telle théorie qui...

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