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29 Erwin Schrödinger à l'hôpital psychiatrique Françoise Davoine La rencontre des rationalités constitue l’enjeu même du traitement psychanalytique de la folie. Car, nous considérons la folie comme un champ de recherche sur le terrain des catastrophes historiques, politiques ou naturelles, où le lien social s’effondre , où le langage se dérobe, où l’inimaginable prend place, où s’interrompent les rationalités éprouvées. Face à l’irrationnel d’un comportement ou d’un délire, il s’agit donc de trouver« la raison de cette déraison»1 ce sont les mots de Cervantes, l’ancien combattant, parlant à travers son fils fantasque,2 Don Quichotte. Ainsi, celui que nous considérons habituellement comme un patient est un chercheur qui s’aventure dans de telles zones de catastrophes en quête d’un autre Sancho Pança avec qui confronter la folie de ses trouvailles. Une analyse de la folie consiste la plupart du temps dans la découverte de vérités retranchées – et non pas refoulées – de l’histoire, mises à jour dans un parcours heuristique de séances souvent mouvementées. C’est en fait le fruit d’une rencontre, toujours surprenante, avec les rationalités portées par l’analyste, issues de zones de turbulences analogues: il s’agit d’obtenir les conditions nécessaires pour pouvoir formuler l’impossible à dire, et surtout à entendre, dans l’interférence de leur rencontre , de toutes façons au croisement de cultures différentes. À partir d’un bref échange clinique avec un patient africain, où le découvreur des équations de la mécanique quantique joua un certain rôle, nous retiendrons des écrits de Schrödinger ses mises en garde à nous autres thérapeutes. Depuis son champ de la nouvelle physique, et au rebours du conformisme ambiant, il nous presse de ne pas nous soumettre au principe d’objectivation quand il s’agit de «combats pour le sens», pour reprendre le titre du livre de Paulin Hountondji.3 Pour des cours prononcés à Cambridge en 1956, les «Tarner Lectures », Schrödinger écrit: «La science relativement nouvelle qu’est la psychologie, requiert impérieusement un espace pour vivre, elle rend inévitable un réexamen de la manœuvre initiale (effectuée, par les 343 Davoine: Erwin Schrödinger à l'hôpital psychiatrique anciens Grecs pour construire la science objective au prix de l’exclusion du sujet). … Je voudrais maintenant produire comme complément, quelques citations de représentants éminents des sciences plus anciennes et plus humbles que sont la physique et la physiologie, énonçant précisément le fait que le monde de la science est devenu si horriblement objectif qu’il ne laisse pas de place pour l’esprit et ses sensations immédiates.4» Le génie de la langue: «Il y a de l’eau dans le gaz» Tout en menant des recherches sur les rapports de la folie au lien social à l’École des Hautes Études en Sciences sociales, Jean-Max Gaudillière et moi-même, pendant plus de vingt-cinq ans, nous nous sommes rendus un jour par semaine à l’hôpital psychiatrique. Nous y avons travaillé comme analystes jusqu’à il y a quelque trois ans. Ce lundi matin-là, je sortais de mon petit bureau au premier étage, en compagnie d’une vieille dame qui délirait. Elle s’était fait interner «parce qu’elle faisait la folle dans son appartement», comme elle le précisait elle-même. Elle mettait la pagaille dans l’immeuble, et les voisins avaient fini par se plaindre. Quand je lui demandai ce qu’elle faisait pour «faire la folle», elle me raconta un détail de cette panique généralis ée qui avait ameuté tout le quartier: «elle renversait de l’eau sur le gaz». Je lui répondis du tac au tac, en riant: «Il y a de l’eau dans le gaz, ça barde». Pour une fois, le génie de la langue m’avait soufflé cette expression qui doit bien dater, techniquement, d’un bon siècle et demi. D’habitude, je n’ai guère l’esprit d’àpropos , j’ai plutôt l’esprit de l’escalier. En tout cas, il se produisit sur l’instant, sous mes yeux, une sorte de petit miracle. Cette petite vieille toute folle, méfiante et hostile, se redressa. Un sourire éclaira son visage. Je la vis rajeunir: ses yeux d’enfant me...

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