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Lumières incarnées : les personnages virtuels de Michel Lemieux et Victor Pilon
- Presses de l'Université du Québec
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Lumières incarnées Les personnages virtuels de Michel Lemieux et Victor Pilon CANADA Sylvain DUGUAY Titulaire d’un doctorat en études théâtrales et cinématographiques de l’Université Concordia, Sylvain Duguay s’intéresse aux liens qui unissent le théâtre et le cinéma, depuis l’adaptation cinématographique d’œuvres dramaturgiques jusqu’au théâtre multimédia. Il enseigne les humanities au Collège John Abbott, à Montréal. Dans Orféo, spectacle de Michel Lemieux et Victor Pilon créé en 1998, Eurydice se réveille dans l’Hadès après un accident mortel: elle lutte contre la séparation de son corps physique et de son esprit, représentés tous deux dans l’espace scénique. Le corps de la performeuse1 est dédoublé et reprojet é en temps réel sans support apparent, offrant ainsi au spectateur la possibilité de contempler à la fois un corps de chair et un corps de lumière, engagés tous deux, en effet miroir, dans une chorégraphie qui transmet la détresse, l’impuissance et la douleur liées à la mort. 1. Lemieux et Pilon créent des spectacles hybrides qui font appel à des artistes de la scène aux talents variés. C’est pourquoi j’utiliserai parfois l’appellation acteur, performeur ou danseur (ou des combinaisons) pour démontrer la complexité des registres et des langages que les artistes sont appelés à utiliser. 314 Personnage virtuel et corps performatif Figure 1 Eurydice se réveille dans l’Hadès: son esprit se détache. Orféo, 1998.© Photo de Victor Pilon. Cette scène est emblématique des œuvres de Lemieux et Pilon en raison de la coprésence de niveaux de représentation qui échappent habituellement à l’événement scénique. Tout d’abord, le dédoublement du corps est exploré par Lemieux et Pilon en direct pour la première fois lors de ce spectacle grâce aux technologies numériques. L’image fantomatique de la dimension spirituelle remet en cause les conventions de la représentation théâtrale; l’illusion créée par les techniques de projection qu’utilisent les deux créateurs est tout à fait déstabilisante: l’imaginaire se matérialise devant nos yeux. L’utilisation d’images vidéo et du langage cinématographique sur scène permet ainsi d’ouvrir une brèche sur la dimension de l’invisible2 et de donner à voir de manière littérale, sur le même plan que l’acteur en chair et en os, des réalités qui autrement n’auraient pu être évoquées que verbalement. Enfin, cette coprésence du corps réel et du corps projeté suscite, par l’entremise d’une part de merveilleux, des émotions qui sont communiquées de manière phénoménologique , court-circuitant ainsi la résistance que certaines expériences (comme la mort dans ce cas-ci) présentent face aux mots et donnant un accès direct à ce qui appartient à l’indicible. 2. Cette formule a pendant longtemps accompagné le nom de la compagnie de Lemieux et Pilon: 4D Art – La dimension de l’invisible. [54.162.130.75] Project MUSE (2024-03-29 16:00 GMT) 315 Sylvain D UGUAY Typique également des créations de Michel Lemieux et Victor Pilon est cette coprésence de la chair et de la lumière, du réel et du virtuel3 , puisque si la technologie est au centre du langage créatif du duo, elle est toujours accompagn ée de la présence familière du corps de l’acteur-performeur, s’intégrant à son univers, multipliant les possibilités de représentation et évitant de subordonner la présence réelle à une présence exclusivement virtuelle. La technologie est ainsi mise au service de la représentation (ses mécanismes et ses procédés sont effacés) et les acteurs-performeurs créent leurs personnages en tenant compte des interactions avec les images. Cette dualité est un facteur déterminant du langage de Lemieux et Pilon, un langage qui se situe à la frontière du théâtre et du cinéma et qui demande au public de s’abandonner à une forme hybride de contrat spectaculaire, un contrat qui fait place à la connexion kinestésique avec l’acteur de chair et de sang, à la suture qui naît du déploiement des codes du cinéma dans un contexte théâtral, et à la suspension d’une part de rationnel...