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3. Quelques passages par Avignon : réflexions sur une histoire du patrimoine. À proposdu palais des Papes
- Presses de l'Université du Québec
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3 Quelques passages par Avignon Réflexions sur une histoire du patrimoine. À propos du palais des Papes DROIT DE CITÉ POUR LE PATRIMOINE 28 ■ ■ Voyages à rebours Paul Claudel s’est rendu à plusieurs reprises à Avignon mais à aucun moment son Journal n’évoque le palais des Papes. Sauf une fois, en 1930, lorsqu’il prend conscience de l’agressive covisibilité de Villeneuve et de la résidence pontificale: «Villeneuve bâtie par Philippe le Bel pour surveiller Avignon, on se rend compte de la situation humiliante de la papauté1.» L’écrivain n’a jamais fait aucune autre allusion au monument; pourtant, son Journal renferme de multiples réflexions sur l’architecture, art auquel il s’est montré particulièrement sensible. Quelques années plus tôt, en 1925, l’Autrichien Joseph Roth rapporte d’un voyage en France une série de notes qu’il rassemble sous le titre: «Les villes blanches2 ». Le frontispice de ces croquis donne comme un reflet de l’éblouissement que les jeunes architectes austrohongrois, titulaires du Romreisestipendium, avaient connu lorsqu’ils découvraient à la fin du xixe siècle les volumes simples et immaculés qui ponctuaient la côte et les îles de l’Italie méridionale; de l’émotion semblable du jeune CharlesÉdouard Jeanneret lorsqu’il parcourut les Balkans avant qu’il ne devînt Le Corbusier; de cette intuition qu’Anatole France avait transcrite, du blanc sous un bleu éternel, dans son roman utopiste Sur la pierre blanche (1905). Cette fois, c’est en France que le fantasme de la ville blanche trouve son cadre: après avoir vécu une enfance triste dans des «villes grises», l’auteur de La Crypte des capucins peut enfin se rendre, ditil, à l’âge de trente ans, dans ces lieux auxquels il a rêvé si longtemps pendant 1. Paris, Gallimard, 1968, t. I, p. 929. 2. Joseph Roth, Croquis de voyage, récits, Paris, Seuil, 1994, 409 p., p. 144154. Première édition sous le titre Reisebilder, 1976. Neurdein / Roger-Viollet Le palais des Papes, vers 1900. [3.219.233.54] Project MUSE (2024-03-29 09:05 GMT) QuelQues pAssAges pAr AvIgnon 29 ses jeunes années. Avignon en fait partie. Ce qui l’y fascine, lui qui est juif et converti au catholicisme, c’est le caractère universel de l’entreprise pon tificale, une ville qui serait «tout à la fois Jérusalem et Rome, l’Antiquité et le Moyen Âge», entièrement vouée au «catholicisme européen». Une ville qui exprime le stade suprême de l’«humanité» par le rassemblement des peuples, des civilisations et des races: «Le monde ressembleratil un jour à Avignon? Quelle peur ridicule chez les nations – et même chez les nations favorables à l’idée européenne – que de craindre de perdre telle ou telle “particularité” ou qu’une humanité colorée puisse engendrer une bouillie grise!» Quant au palais des Papes, c’est aux yeux du journaliste une forte resse dépourvue, dans son projet, d’ambition plastique. Mais au total, écritil d’une plume superbe: «La beauté a surgi de la finalité.» Lisonsle: Lorsque je me trouvais devant une des grandes portes, enchâssées dans les murs blancs de la fortification, comme des pierres grises dans un anneau d’argent; lorsque je vis les tours crénelées, la noble puissance, la fermeté aristocratique, l’intrépide beauté de ces pierres; je compris qu’une puissance céleste peut parfaitement prendre forme terrestre, et qu’elle n’a pas besoin de se compromettre pour se confor mer aux conditions de la vie d’icibas. Je compris qu’elle peut, sans déchoir, assurer sa sécurité sur le plan militaire et qu’il existe un militarisme céleste qui n’a rien de commun avec le militarisme ter restre: pas même l’armement. Ces places fortes, ce sont les papes qui les ont conçues. Ce sont des places religieuses. Elles représentent un potentiel sacré. Je comprends qu’elles aient pu préserver la paix. Il existe des places fortes pacifiques et des armes qui servent la paix en empêchant la guerre. Suivent une subtile description du palais et des fameuses pein tures murales et, surtout, cet éloge inattendu de l’autorité militaire qui, au xixe siècle, les avaient fait badigeonner: «L’administration militaire ne savait ce qu’elle faisait quand elle a fait badigeonner les tendres peintures murales. Elles...