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23. L’abus monumental
- Presses de l'Université du Québec
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23 L’abus monumental DROIT DE CITÉ POUR LE PATRIMOINE 188 L’ expression «abus monumental» est due à Régis Debray et au petit cercle qui anime les Cahiers de médiologie. Elle a trouvé droit de cité lors du colloque éponyme des 2325 novembre 1998 organisé sous la responsabilité du philosophe par la direction du patrimoine1. J’ai fait observer depuis2 que ce thème s’inscri vait dans la continuité des précédents Entretiens du patrimoine avec leur objectif de mettre un terme à la multiplication des protections d’im meubles au titre des monuments historiques dont la déconcentration de l’inscription sur l’inventaire supplémentaire avait offert la possibilité. On doit noter cependant que le titre donné au volume des actes de ce colloque porte un point d’interrogation : la question de « l’abus monumental », expression ellemême amphibologique, reste, en effet, problématique. ■ ■ Le point de vue de Régis Debray Si l’on applique au monument le système conceptuel des théories de la communication, lesquelles mettent en évidence quatre notions : l’émetteur, le message, le vecteur du message et le récepteur, on définit de nouvelle façon ce que Aloïs Riegl désigne comme le «monument intention nel». Le monument s’interprète comme un vecteur qui porte un message: Debray l’appelle «monument message». De l’importance de l’émetteur, 1. Régis Debray (dir.), L’Abus monumental?, Paris, Fayard, 1999, 439 p. 2. Les Archipels du passé. Le patrimoine et son histoire, Paris, Fayard, 2002, 361 p. Bourget / Alpaca / Andia.fr Le palais de justice d’Aix-en-Provence construit sur l’emplacement de l’ancienne prison. [54.90.236.179] Project MUSE (2024-03-29 07:33 GMT) l’Abus MonuMentAl 189 autrement dit le commanditaire de l’ouvrage, découle la nature du récep teur: un monument privé s’adresse, en principe, à une famille; l’État ou l’Église construisent pour la société toute entière. Debray reconnaît que les monuments historiques ne se limitent pas à la seule catégorie de «monument message». Il ajoute deux concepts: celui de «monument forme», qui ne posséderait d’autre contenu qu’une certaine puissance esthétique, et celui de «monument trace», dépourvu de toute intention dans l’ordre de la communication ou de l’esthétique, mais possédant, en tant que résidu de la production d’une société anté rieure, une valeur documentaire sur celleci. Ce n’est pas le lieu de contester ou de nuancer cette classification, dont on doit reconnaître qu’elle fonctionne relativement bien, mais de passer à l’étape du raisonnement. L’efficacité du message, ajoute le phi losophe, est fonction de sa lisibilité et celleci dépend du petit nombre de messages destinés à la société: leur excès engendrerait saturation. Si donc la force du message résulte de leur concentration, le nombre de monuments doit être restreint. L’«abus monumental» consiste donc à multiplier le nombre de monuments, soit par la voie directe de la décision administrative, soit par la voie indirecte des champs de visibilité (abords) des monuments protégés. Observons cependant que, dans l’esprit de Régis Debray, l’«abus» n’est pas seulement d’ordre quantitatif: un quartier ancien surrestauré et artificia lisé dans ses activités sociales, un lieu détourné de son sens, un contenant l’emportant sur le contenu, une reproduction prenant la place de l’original s’inscrivent «sur l’inventaire supplémentaire» des abus patrimoniaux. Laissons cependant de côté cette catégorie d’abus qui résulte du dévoiement «coûteux et sophistiqué du paraître culturel» pour nous en tenir à l’abus quantitatif. Ce que Régis Debray exprime, c’est en somme le point de vue jabobin: la centralité et l’unité d’émission des décisions du pouvoir impliquent une hiérarchisation et une péréquation sur l’ensemble du territoire. Depuis sa création au lendemain de la révolution de Juillet, le service des monuments historiques n’a pas plus échappé à cet objectif que les autres secteurs de la vie publique. Définis ou désignés au niveau central, les critères de sélection, les compensations financières apportées à la servitude juridique, les projets de restauration, les agents publics char gés des restaurations (les architectes en chef des monuments historiques et les architectes des bâtiments...