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Le plaisir esthétique chez Kant Spécificité transcendantale et point de vue empirique Danielle Lories Université catholique de Louvain En raison du « désintéressement » du plaisir esthétique chez Kant, Adorno faisait de la théorie kantienne «l’antithèse de la théorie freudienne de l’art qui définit celui-ci comme réalisation du désir1 », et il écrivait que «l’esthétique apparaît à Kant comme un hédonisme émasculé, un plaisir sans plaisir2 ». La satisfaction«dépourvue» de l’intérêt deviendrait «satisfaction d’une chose 1. Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 1995, p. 27. Il conviendrait, ce n’est pas ici le propos, de relever que la mise en évidence du désintéressement chez Kant n’appartient pas seulement, ni même prioritairement ou surtout, à une théorie de l’art, mais bien à une «critique de la faculté de juger esthétique», plus précisément à l’analytique du beau (bien que l’analytique du sublime l’évoque également), alors que les beaux-arts et le génie ne sont abordés qu’après la déduction. À cet égard, les thèses de Kant et celles de Freud ne peuvent guère être comparées immédiatement. Il est du reste sans doute possible de dégager chez Kant d’autres jugements sur l’art que le pur jugement esthétique dans son désintéressement, même si la construction du texte kantien veut que ce jugement puisse en effet s’appliquer à l’œuvre des beaux-arts. La théorie du génie est cependant plus complexe. 2. Ibid., p. 29. Toutes les citations de ce texte sont empruntées aux p. 27 et 29. 14 Les plaisirs et les jours si imprécise qu’elle ne convient plus à aucune définition du beau»; la doctrine de la satisfaction désintéressée serait «pauvre», le jugement esthétique désint éressé «ne porte[rait] sur rien». Navrante «faiblesse» de la théorie kantienne donc… Et Derrida de surenchérir: «Je-me-plais-à-me-plaire-à – ce qui est beau. En tant qu’il n’existe pas», et de ponctuer: «plaisir dont l’expérience est impossible3 ». Que, bien qu’il soit en droit possible, nul homme n’ait peut- être jamais posé un jugement esthétique pur, on peut le concéder sans mal à Derrida. Ce n’est pas plus problématique que d’admettre en morale kantienne que peut-être aucun acte purement moral n’a jamais été accompli par un être humain. Que la justice ne soit pas de ce monde n’empêche pas de donner sens à ce terme et de réclamer toujours plus de justice entre les hommes… Mais la qualification de la thèse de Kant par Adorno manque par trop l’enjeu de son analyse du jugement de goût. Ce sera mon premier point. Dans le second, je m’efforcerai de dégager au mieux du texte kantien ce qu’il en est du plaisir du goût. Par-delà les enjeux de systématique critique, que l’on ne saurait surestimer, et pour s’en tenir à la chose même: le beau et son appréciation, le goût et son jugement, on peut dire que, dans la première partie de la troisième Critique, Kant se pose la question de savoir s’il y a un sens à parler du jugement esthétique (ou du jugement de goût) en tant qu’il résisterait à la réduction à un autre type de jugement: jugement de connaissance, jugement d’agrément, jugement d’utilité (c’est bon à ceci ou à cela), jugement moral (c’est bon en soi), ces deux derniers types ayant en commun d’apprécier l’objet eu égard à une fin. Et il n’y a, à l’évidence, de sens à parler de jugement esthétique qu’à condition qu’un tel jugement dans son irréductibilité soit au moins en droit possible. L’essentiel de l’effort kantien porte dès lors sur la mise au jour des conditions de possibilité de ce jugement dans sa spécificité. Le fil rouge de cette entreprise transcendantale kantienne, qui demande à quelles conditions l’appréciation formulée par l’expression «ceci est beau» peut être cernée dans sa spécificité, est bien connu. La spécificité du jugement esthétique est d’être subjectif et désintéressé, de prétendre, en...

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