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5 La couleur des nouvelles universitésUne chromatographie du prestige académique
- Presses de l'Université du Québec
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La couleur des nouvelles universités Une chromatographie du prestige académique 5 Michel Jébrak La couleur est la souffrance de la lumière. Goethe, Zur Farbenlehre, 1810 Les quelques milliers d’établissements universitaires dans le monde ont été fondés en plusieurs vagues depuis le Moyen Âge. Au xx e siècle, sur un fond continu d’augmentation de la scolarisation dans le monde, plusieurs périodes montrent une accélération des créations, en particulier après les deux guerres mondiales et lors de l’indépendance des anciens territoires coloniaux. Dans les pays développés, deux étapes peuvent être observées après le dernier grand conflit mondial, l’une immédiatement après la signature de la paix (universités des vétérans, telles Memorial ou Carleton au Canada), l’autre deux décennies après, lors de l’arrivée en âge universitaire des enfants du boom démographique qui a suivi la Seconde Guerre mondiale . En Amérique du Nord, la construction de ces «nouvelles» universit és s’est réalisée dans un environnement socioéconomique et intellectuel marqué par le développement des idées sociales et laïques, la confiance keynésienne dans le rôle de l’État, et la foi dans la science et la technologie . Au rythme des Trente Glorieuses, les États favorisent la création d’universités en réponse à la croissance de la population et aux besoins de formation. Ils n’hésitent pas à les organiser selon des principes généreux, les démarquant structurellement des universités plus anciennes . Les nouvelles universités se veulent accessibles, démocratiques, novatrices . Elles souhaitent à la fois mieux refléter les valeurs locales, en s’insérant dans leur tissu social et régional, et être ouvertes sur le monde, adoptant les valeurs de la tradition universitaire multiséculaire . Ces «universités nouvelles» ont inscrit ces valeurs fondatrices dans leur structure et leur gouvernance, adoptant des structures réticulées, des modes de gestion participative aussi bien dans le corps enseignant que vis-à-vis des étudiants, et une plus grande écoute des besoins de 82 Chapitre 5 leur environnement . Elles les ont pratiqués en développant de nouveaux champs du savoir, de nouvelles approches pédagogiques et des modes d’intervention créant du lien social. Depuis 40 ans, les universités nouvelles ont donc souvent cherché à renforcer leur message initial, en se différenciant des universités classiques . Cependant, avec le temps, plusieurs éléments ont conduit ces mêmes universités à rechercher un positionnement de prestige, comparable à celui des universités plus anciennes . Les différences en termes de disponibilités financières, l’existence de clubs sélects (Ivy League, par exemple), l’anciennet é de la tradition académique ont depuis toujours contribué à créer une hiérarchie apparente du monde académique . Bologne en Italie, Oxford et Cambridge en Grande-Bretagne, Utrecht aux Pays-Bas, Columbia et Yale aux États-Unis, Puebla au Mexique… Ces universités constituent des forteresses historiques, qu’elles soient publiques ou privées. Cette tendance s’est renforcée depuis une dizaine d’années par la publication de palmarès mondiaux, largement médiatisés . Leurs critères renforcent les positions d’un imaginaire aristocratique et défavorisent les universités nouvelles; les résultats des classements sont quasi-caricaturaux, puisque les dix premières universités de ces palmarès ont été créées en moyenne il y a plus de 350 ans! Or, la question d’importance n’est pas de savoir quelle serait la «meilleure» université, mais dans quels domaines les universités ont le plus de succès, entre la formation des élites et la contribution au développement des communautés . Malgré leur simplisme, gouvernements et directions universitaires ont souvent adhéré aux classements mondiaux, et ont poussé leurs universit és à tenter de ressembler aux premiers de la classe, sur le modèle de la public school britannique. Cette quête du prestige se traduit notamment par le recrutement de professeurs de réputation internationale, l’accent mis sur la qualité de la recherche bien plus que sur celle de la formation , et une communication d’allure corporatiste visant l’excellence. En tentant d’atteindre cette ancienne normalité qu’elles n’ont jamais connue, les nouvelles universités risquent de perdre ce qui faisait leur pertinence initiale . Il est bien difficile, voire impossible, de classer objectivement les...