XXV La fatigue se fit sentir. Il eût été sage de revenir sur ses pas. Mais le pays inconnu continuait à exercer son attraction et Julienne éprouvait, vis-à-vis de la rivière Perdue, une curiosité d’explorateur . Elle ne se lassait pas de regarder les arbres : les sapins avaient l’allure princière de châteaux aban donnés. Elle marchait comme dans un rêve sur cette route où il ne passait personne, et fut presque étonnée d’arriver à une maisonnette plantée au milieu d’un espace défriché qui lui servait de socle. Il n’y avait pas de rideaux aux fenêtres. Nul bruit ne s’en échappait, et ce qui était plus surprenant, nulle fumée. Elle enjamba la clôture, pesa sur le loquet de la porte qui s’ouvrit. C’était une école, qui ressemblait étonnamment à toutes les écoles du monde. Les écoles ont sans doute un langage dans lequel elles conversent une fois les écoliers partis. Il y avait sur un tableau les chiffres d’une vaste addition. Sur un autre, Julienne lut:«Qui a baptisé Jésus? Qui était Adam? Qui était Ève? Parlez de l’échelle de Jacob.» [ 212 ] HÉLIER, FILS DES BOIS Ainsi, la petite école avait ses problèmes à résoudre, et des compositions à faire, même pendant les jours de congé, toute seule au milieu de son champ. Au-dessus de la porte, un écriteau portait en lettresgothiques: «Que Dieu bénisse notre école.» Quelques dessins d’élèves étaient épinglés au mur. Ils représentaient des pâquerettes jaunes des montagnes, qu’on appelle dans le pays des «Suzanne-aux-yeux-noirs» et ce nom était écrit dessous en lettres chancelantes. Un poêle occupait le centre de la pièce, entre les deux rangées de pupitres. Julienne s’amusa à lire les noms des élèves. Deux ou trois familles représentaient toute la population de l’école: il y avait là Armand, Amable, Adanias, Olivine et Rosanna Millette, et puis Napoléon l’Africain, Odessa Latreille et leurs nombreux frères et sœurs, qui tous s’exerçaient à de grandes opérations et copiaient des pages d’histoire sainte. Dans un coin, sur un banc, on voyait un seau, une cuvette et une douzaine de gobelets. L’emploi du temps affiché sur le mur indiquait que de trois à quatre heures, la petite école disait une histoire. Ah! histoire que la petite école canadienne se raconte à la chute du jour, quand la neige monte et descend de partout, à la porte et aux fenêtres, et que les enfants se serrent autour du feu qu’on laisse mourir, avant de se mettre en marche, par la route pliant sous son fardeau blanc, vers les maisons lointaines égaillées dans la campagne, histoire! gardez-vous d’être effrayante et de laisser se faufiler en vous des loups, de vrais loups, comme on en peut entendre hurler la nuit au sommet des collines… Et la bergère [35.173.178.60] Project MUSE (2024-03-29 03:24 GMT) [ 213 ] HÉLIER, FILS DES BOIS de ce troupeau, qui pensionne chez le fermier le plus proche, est-ce qu’elle était jeune et gaie? Rien ne révélait sa personnalit é. La table sur laquelle les catéchismes, les livres de lecture et les cahiers d’arithmétique étaient rangés n’avait point de tiroir où le regard curieux eût découvert un bout de lettre, de poème ou de journal intime. Un seul livre était là hors de son cadre, un livre anglais à couverture de carton, bleu, épais, cossu et qui s’intitulait : Rambling through the province of Quebec. Un morceau de craie, gros comme le bout d’un ongle de femme, était glissé entre deux chapitres. Une odeur de papier pulpeux s’échappait des pages, prenait à la gorge comme si elle fût montée des paysages sylvestres dont elles étaient illustrées. Peut-être traduisait-on à haute voix, à l’heure de l’histoire, quelque chapitre excitant. Il n’y avait pas à redouter la visite de l’inspecteur. L’inspecteur ne pouvait arriver sur une bicy clette sournoise par ces routes. Il portait ici le nom peu rassurant de Commissaire d’école. À quatre heures, la bande s’éparpillait dans des directions diff érentes, le casque tiré sur les oreilles, le capot boutonné jusqu’au menton, vers les fermes abritées dans les ondulations de terrain. Julienne se...