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XIX Hélier ne venait plus qu’aux jours de service. – À présent que vous avez «de la visite», lui avait-il dit. Sans doute voulait-il faire entendre que sa présence était désormais inutile. Elle se rendait compte que depuis l’arrivée de Renaut, le Tremblant avait changé de physionomie. Il lui réservait chaque jour quelque activité nouvelle: il s’américanisait. Elle-même, en s’éveillant, se mettait à penser au programme de la journée, pareille en cela à la jeunesse en vacances dont la préoccupation était de trouver, de l’aube au soir, «something to do» au lieu de rester à broder les heures sur la véranda. On apportait dans le plaisir la même méthode qu’il faudrait déployer plus tard dans les affaires. On ne laissait rien au hasard. Le paysage atténuait une sévérité dont elle n’était pas digne. Il rentrait en lui sa force pour se montrer sous des aspects­ presque frivoles. Elle avait failli s’élever jusqu’à lui, emprunter ses traits de grandeur et de détachement. Elle songeait aux premières semaines de son séjour, dénuées de soucis, de désirs, de rêves, à la solitude absolue où elle avait [ 160 ] HÉLIER, FILS DES BOIS vécu, si vide et pourtant si pleine. La nature s’était appliquée sur elle comme un immense vêtement flottant. Elle avait été là-dessous à la fois libre et protégée, se contentant de regarder, d’écouter, de respirer. Elle n’avait pas souffert de son isolement. Le monde ne lui manquait pas: il semblait qu’elle fût passée brusquement de l’état humain à un autre, qu’elle ne pouvait définir, mais qui avait des traits communs avec les forces primitives au milieu desquelles elle se trouvait. Il lui restait l’impression qu’elle venait de manquer un grand moment. Elle ressemblait à ces gens des villes qui, traînant après eux le boulet du trottoir, lèvent accidentel­ lement la tête et remarquent, par la brèche d’une rue, un pan de ciel traversé d’une flamme morcelée et disent avec nostalgie: «Ah! Il doit y avoir quelque part un coucher de soleil magnifique.» Julienne s’était dit : « Il doit y avoir de la beauté quelque part. » Elle l’avait sentie au-dessus d’elle et autour d’elle, dans le cirque du Tremblant, intacte. Ces quelques semaines qu’elle venait de vivre prenaient une importance capitale. Elles se détachaient de son passé. Elles formaient avec lui une opposition frappante. Le passé ne servait plus qu’à les mettre en valeur. Elle avait au Tremblant changé de nationalité. L’Européenne était restée là-bas, sur l’autre bord. Pour arriver jusqu’ici, il lui avait fallu sortir d’agglomérations de toutes sortes, de pierres, de peuples, d’idées, d’artifice. Elle s’était trouvée devant une vie nouvelle qui n’offrait pas plus de complications ni de perspective qu’une excursion dans la savane, à l’aube d’une belle journ ée. Elle n’en pouvait prévoir les problèmes ni les surprises, qui [3.144.113.197] Project MUSE (2024-04-18 21:11 GMT) [ 161 ] HÉLIER, FILS DES BOIS ne se présentaient que graduellement. Elle avait eu l’impression d’être au commencement de la création. Le temps, lui aussi, effaçait ses routes. On avançait en lui sans laisser de traces de son passage. Le monde s’était aboli. Le lac avait sans doute débordé ses rives et Hélier était le seul survivant. Il résumait en lui une espèce humaine qui aurait eu pour berceau la nature. Sa personnalité offrait sans cesse de nouveaux aspects. On se sentait entouré par elle, comme par la nature dont l’étreinte est vaste, révélatrice et se renouvelle constamment. Celle-ci était incomplète sans Hélier, et hors d’elle il n’existait pas. Sa présence n’avait jamais troublé Julienne. Elle pensait à lui avec amitié et confiance. Et voilà que Renaut s’inter­ posait entre eux. Avec Renaut commençait l’ère de l’inquiétude du cœur, de l’émoi aveugle des sens, d’une rêverie qui ne pouvait plus se borner. À cause de lui, il fallait de nouveau presser l’éclosion du mystère de l’amour au lieu de le...

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