In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

XIII La tempête n’éclata pas de façon ordinaire. Quand Julienne se réveilla au milieu de la nuit, elle crut que la rafale soufflait depuis toujours. Elle prenait racine dans le temps. Ce mot: éclater ne lui était pas applicable. La tempête ne venait pas se placer parmi les événements, car elle existait avant eux : le monde était peut-être sorti d’elle. L’homme reprenait conscience de la­ tempête pendant les éclaircies de son sommeil séculaire. Elle était plus vieille que l’homme, et à la fois plus haute et plus profonde; elle portait jusqu’au ciel la plainte de la terre. Julienne demeurait étendue, dans l’axe de la tourmente, immobile, pour ne rien déranger à un ordre. Le feuillage des arbres tournait comme un seul panache, dans une giration qui ne changeait pas de sens, faite d’ententes multiples, de volontés soumises à la même direction. Ce n’était plus le vent qui soufflait dans les arbres, mais les arbres qui engendraient le vent. Ils jouaient le rôle actif. Ils travaillaient tous au même dessein. Les plus puissants s’efforçaient d’écraser leurs voix et de saisir, en se courbant, les gémissements des plus faibles pour les mêler aux leurs. Chaque bruit devait passer par le crible des feuilles [ 122 ] HÉLIER, FILS DES BOIS avant de trouver sa place dans l’orchestration. Chaque arbre se tenait debout, pour le grand ouvrage nocturne. Les herbes formaient une civière silencieuse destinée à recevoir ceux qui tombaient, épuisés. Les troncs eux-mêmes bougeaient à peine, torses massifs où se concentrait l’énergie qu’ils distribuaient au fur et à mesure à leurs membres. Les feuillages vibraient sourde­ ment, avec la puissance et la régularité de dynamos. La nuit entière se laissait dévider, et la matière invisible de l’espace. Un enivrement général régnait. La tempête n’était pas composée de forces déchaînées et ennemies. Elle n’avait pas été concertée par des cerveaux d’hommes: elle ne procédait pas par rampements ou par bonds, ni par éclatements meurtriers. L’action avait lieu partout à la fois: l’air plat prêtait son champ de bataille. On pensait au vent comme à une courroie lisse, parfaitement bandée, qui tournait autour de la sphère du monde. Il n’avait rien du vent des plaines, qui lèche, bassement, le sol, ou de celui des côtes, qui se blesse aux rochers et gémit. Il était une puissance des hauteurs, merveilleuse, soutenue, occupée à attirer à elle la terre, à opérer la transformation du concret en spirituel. Les arbres devenaient les porteurs d’un dais fantastique, empanach é, vacillant et fumant ainsi que la flamme d’une torche. Le vent était porté là-dessous comme un soleil noir. Les branchages ne se distinguaient plus: leur liaison était si parfaite qu’on se les représentait ainsi que des fils mêlés, qui avaient une longueur infinie, à la fois tendus et souples, individuels et confondus. Toute la forêt était pareille à un système nerveux travaillé par l’insomnie. [3.145.115.195] Project MUSE (2024-04-23 09:33 GMT) [ 123 ] HÉLIER, FILS DES BOIS L’homme avait aussi le désir de se prêter à l’universel dévidement , de faire partie de la tourmente. Le corps perdait la notion de sa substance. Il ne voulait plus être un obstacle anormal dans le grand courant. Il se laissait emporter sans se débattre: le salut était dans son consentement. Il subissait l’ivresse de cette prodigieuse vitesse autour de lui, et se tenait immobile pour la mieux sentir. Il était au centre de forces tumultueuses, qui ne lui en voulaient pas de son inertie. Elles l’emportaient dans leur tourbillon sans lui faire aucun mal, et il y avait un miracle à cela. Elles lui donnaient un spectacle gratuit, qu’elles expérimentaient, eût-on dit, pour la première fois. Il se laissait entraîner par elles, en retenant son souffle. Ce spectacle était d’autant plus impressionnant qu’il ne s’accompagnait pas d’éclairs. Tout se passait dans une obscurité absolue. Il y eut une interruption soudaine. Un craquement formidable retentit. Un arbre géant s’écroulait quelque part, à la ceinture de la forêt, victime d’un foudroiement incompréhensible , plus effrayant que s’il fût venu de la...

Share