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XII Curieux état que celui de ne plus raisonner, de n’être plus qu’un objet fragile empaqueté entre les gros meubles de la nature, un objet qui voyage, qui se sent emporté, il ne sait où, sur deux rails droits dont la divergence est impossible, qui ne voit plus la lumière que par des interstices, qui est occupé à deviner de quel côté viendra le prochain choc… Plaisir de recevoir des coups directs, qui produisent d’immédiates meurtrissures au lieu de s’appliquer sournoi­ sement à des ébranlements profonds, à des résonances ayant une durée d’éternité… Volupté d’être en contact avec les choses par la chair, par la peau, par la surface, et laisser la pensée sommeiller. Telle était la nouvelle expérience de Julienne. Elle se sentait enserrée dans l’anse formidable du Tremblant. L’imagination marquait un arrêt: il lui était impossible de sortir d’un tel étau. Dès le matin, quand elle ouvrait les yeux, son salut allait à la forêt et au lac, qui constituaient à présent sa famille. Ce n’était pas un salut compliqué, étudié ou prudent. Il n’y avait pas à redouter de malentendus, à imposer à son regard de manière [ 116 ] HÉLIER, FILS DES BOIS spéciale. Le regard était lui aussi en vacances, libre, détaché. Il pouvait aller nu sur le monde, ne plus s’astreindre à un polissage conventionnel. Il ne s’avançait pas, à cette heure matinale, vers des êtres que la nuit peut avoir modifiés, qu’il faut aller chercher comme dans une île, car la dérive du sommeil les a poussés, sans qu’ils en sachent rien, loin des sentiments qu’ils avaient avant de s’endormir. Il s’élançait vers les eaux du lac, y plongeait en frissonnant d’un plaisir un peu surpris. Le Tremblant répondait. Chaque matin, il envoyait, dans une lente ambassade, d’une rive à l’autre, ses lounes3 . Le mâle s’avançait le premier, fier, ne regardant que la rive opposée qu’il fallait atteindre. Puis venaient les petits dont on voyait tout juste les têtes timides, enfin la mère, fermant la marche, placée le plus près du vrai danger, celui qui menace par derrière. Les lounes nageaient en ligne droite, d’une allure si harmonieuse, qu’on eût cru que les eaux s’ouvraient devant elles. Et elles riaient tout le temps du voyage, d’une gorge noyée de joie liquide et de volupté langoureuse. Ou était-ce le lac qui sous le chatouillement de leurs ailes faisait entendre ce rire doucement énervé, prolongé sur la même note, ce rire qui ressemblait à un roucoulement, ce rire qui n’en pouvait plus, qui le secouait d’une vague à l’autre, chaque matin et chaque soir? Car dès le point du jour, les lounes avaient de mystérieuses occupations qui les appe­ laient sur l’autre rive. Elles regagnaient leur campement au crépuscule: elles changeaient de côté dans le lit du lac, d’un seul coup d’aile. 3. Sorte de plongeur. [3.145.130.31] Project MUSE (2024-04-19 21:22 GMT) [ 117 ] HÉLIER, FILS DES BOIS Mais le soir, elles marquaient la brusque transformation de ces lieux, la chute du soleil au bout du fil à plomb des mon­ tagnes. Le Tremblant était secoué, jusqu’aux entrailles, d’éclats de rire saccadés, féminins, hystériques: les lounes avaient l’air de folles. Elles méritaient le nom de huards dont Hélier les appelait. La forêt étreignait la Baie-aux-Ours qui devenait sanglante. Julienne fermait les portes, inutilement, allumait la lampe, inutilement. Car elle ne songeait pas à lire. L’intérêt n’était pas concentré autour de la lampe, ni le drame, ni la vie. La vie cessait chez l’homme pour être reprise par des forces mystérieuses. Celles-ci soulevaient à bras puissants de longues traînées d’étoffes inachevées et disparaissaient dans les corridors sans fin de la forêt. Elles opéraient dans les ténèbres, elles formaient l’équipe de nuit. Elles continuaient la même tâche, qui ne souffrait pas d’interruption. Julienne, étendue dans son lit, les écoutait travailler dans un vaste et sourd bourdonnement. Sa pensée à elle, les rêves qui profitent de la nuit pour s’installer dans le cœur, n’existaient plus...

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