X – Si vous voulez, dit Hélier des bois, nous irons au clair d’étoiles à la Cachée. C’était lui qui avait de ces inspirations subites, de ces caprices auxquels elle était enchantée de céder, et qu’elle s’étonnait de n’avoir pas eus la première. La nature ne faisait pas de pareilles suggestions à Julienne, fille des livres, ou du moins ne les faisait que par l’intermédiaire de Hélier. La nature et Julienne ne parlaient pas le même langage. Julienne avait été jusqu’à présent trop occupée de son propre monologue pour entendre d’autres voix. La nature pressait, soudain, l’esprit de Hélier comme un ressort. Il ne cherchait pas à se dérober à ses sollicitations ou à ses ordres. Il était venu ce jour-là faucher la pelouse, selon sa promesse, en prenant garde de ne pas couper les œillets du poète. Comme il avait apporté de petites truites saumonées pêchées la veille au lac Vert, Julienne l’invita à partager son repas. Quand vint l’heure de le préparer, il arriva aussitôt qu’elle dans la cuisine, la repoussa légèrement en plaçant sa main sur [ 102 ] HÉLIER, FILS DES BOIS son épaule, pour prendre sa place devant le poêle. Elle avait à présent l’habitude de sentir se poser sur elle cette main dénuée de nervosité, qui était protection, puissance, qui enveloppait plus qu’elle n’appuyait, et gardait le pouvoir de se détacher sitôt son message transmis. – Laissez-moi faire, dit-il. La truite saumonée, ça me connaît. Un guide est avant tout un cuisinier expert, surtout lorsqu’il s’agit d’accommoder les truites saumonées. Il y avait en lui une telle simplicité qu’aucun de ses gestes ne causait jamais de surprise ou de sentiment de gêne. La chose entreprise par lui était la plus naturelle du monde, ses propositions naissaient du moment. Les accepter, c’était accepter le moment, avec ce qu’il comportait de don gracieux, de générosit é spontanée. Une idée se marquait dans son esprit d’un seul trait, ainsi que les lignes nettes, sobres, tracées en profondeur dans ses mains significatives. Il n’y avait qu’à la suivre sans hésitation. Au cours du repas, il raconta des aventures de chasse. Une fois le lac déserté, en automne, quand il était encore trop tôt pour se mettre à l’abatage des arbres, il parcourait la forêt pour son propre compte. Il expliqua comment le chasseur attirait l’orignal : il plaça les mains en conque devant sa bouche, et produisit le meuglement long et oppressé de la femelle. En réalité, on employait pour rendre ce cri une trompe d’écorce et le chasseur expérimenté l’imitait à s’y méprendre. Il raconta qu’un matin, avant que le jour ne fût tout à fait levé, il avait vu, à quelques longueurs de pagaie de son canoë, un orignal. C’était [34.226.141.207] Project MUSE (2024-03-28 13:21 GMT) [ 103 ] HÉLIER, FILS DES BOIS merveille de le regarder nager, la tête haute, le cou dégagé, les yeux droit devant eux sur la rive opposée. Il avait l’air du roi des eaux. Seule la tête aux bois pompeux émergeait. On devinait l’arête puissante du dos qui divisait à mesure qu’il avançait la masse des eaux en deux versants et la soulevait en vagues écumantes. Hélier se mit à sa poursuite, mais son bateau était de manœuvre difficile. Alors il se jeta à la nage, prit un raccourci, et au passage sauta sur le dos de l’animal qu’il chevaucha. – C’était un gros bétail! Je le tenais par le panache. Il tournait comme un fou. – Vous l’avez tué? – Non, fit-il, d’un ton sérieux. Ce n’était pas la saison. Il est défendu de les chasser avant le mois de novembre. Après une heure de fracas je l’ai laissé échapper. – Alors, pourquoi le poursuiviez-vous? Il haussa les épaules: – Je ne sais pas… Pour le fun2 , je suppose… Il faut bien s’amuser un peu. Un amusement qui pouvait lui coûter la vie. Ils se préparèrent à leur promenade nocturne. Il alluma une lanterne d’orage et la plaça sur le quai, faute...