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VI Julienne Javilliers fut aussi séparée du monde que sur une île perdue dans les mers lointaines. Le mot solitude paraissait faible, appliqué à ces lieux. L’expression anglaise wilderness en rendait mieux l’atmosphère : « O for a lodge in some vast wilderness!...» La nuit venait. Le lac s’allongeait à perte de vue devant la maison. En arrière, c’était la forêt, dont l’épaisseur ne se mesure pas. Elle rentra dans le cottage, ferma d’un geste nerveux les portes béantes, avec l’expression de visage de quelqu’un qui se prépare à se glisser dans son lit et découvre sur le mur une énorme araignée. Elle alluma la lampe préparée par Hélier. Elle frissonna, en regardant la fenêtre de la chambre sur laquelle se plaquaient les feuillages. La forêt commençait à vivre, à s’avancer à pas velus, à respirer d’un souffle épais. Et surtout, la forêt voyait: elle se rassemblait, en cercle, autour de cette fenêtre éclairée. Elle regardait se mouvoir l’habitante de cette maison. Julienne regretta qu’il n’y eût pas de rideaux. Elle éteignit la lampe et se déshabilla dans un reste de clarté crépusculaire. [ 74 ] HÉLIER, FILS DES BOIS On ne se représentait pas l’ombre comme un voile déplié uniment sur la nature. Elle formait des fourrés épais, animés et proches. Julienne n’eût voulu pour rien au monde tendre le bras par la fenêtre, par crainte de cette ombre rampante. Elle se coucha. Elle prit dans la peur l’attitude qu’on croit la mieux faite pour désarmer, et qu’on prend aussi dans la mort. Cependant, ce qu’elle éprouvait était, plutôt que de la peur, une sensation d’attente nerveuse, presque d’étouf­ fement. Elle était allongée dans son lit, les yeux clos, mais l’oreille étrangement tendue, dispersée, d’une puissance de perception inconce­ vable, allant recueillir les sons au cœur même de la forêt. Quoi qu’on fît, on ne pouvait ramener l’ouïe à son point de départ. Le silence entourait la maison ainsi qu’une mousse épaisse sur laquelle les bruits s’avançaient à pas feutrés. Tout se passait à ras de terre. Le moindre souffle était pesant, étouffé et précautionneux . Chaque son avait son écho, comme chaque arbre a une ombre, et cet écho s’allongeait, ainsi que l’ombre, avec la nuit. Un écureuil ébranla les bardeaux de la toiture. Un animal inconnu fit un seul bond dans le fourré, comme s’il eût sauté du haut d’un arbre, et se tint coi. Ce silence, plus que ce bond, était effrayant. On se représentait un corps roulé en boule, pesant et noir. Le meuglement puissant, haletant et doux de l’orignal résonna, puis un sifflement brumeux et apeuré qu’on ne savait à quelle bête attribuer. La forêt entière se concentrait autour du lac. Elle avait attendu que le jour fût complètement tombé pour venir en rampant s’y abreuver. Il n’y avait que l’homme pour qui les fourrés signifiaient ténèbres. Cependant, cette vie obscure donnait une impression de méfiance, de lutte sourde qui commençait. La [18.216.239.46] Project MUSE (2024-04-19 20:41 GMT) [ 75 ] HÉLIER, FILS DES BOIS forêt avait ses drames, bondissait sur ses victimes, les étouffait dans son étreinte. Il n’y avait ni sang répandu, ni cris d’agonie. Tout à coup, le lac se mit à fouetter la rive comme d’une crinière, d’une façon incompréhensible, dans la nuit calme. Il y eut quelques remous de colère, un halètement furieux qui s’apaisa aussi brusquement qu’il avait commencé. Qui donc dérangeait le sommeil du monstre, le forçait à lécher, d’une langue râpeuse, le sable de la Baie-aux-Ours? Julienne se rendit compte, les jours qui suivirent, que le même phénomène se produisait chaque fois qu’un canot automobile s’ébranlait sur le lac, à quelque distance que ce fût. Les eaux s’efforçaient de déborder de l’immense cuve. Ce qui n’aurait dû représenter pour elles qu’un jouet d’enfant faisait monter leur niveau. Le remous parcourait un circuit de plusieurs milles et venait...

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