Géopolitique d'une périphérisation du bassin caribéen

Chapitre 2. Des « avantages comparatifs » pour qui ?

Chapitre 2 des «avantages comparatifs» pour qui? L’histoire est un cauchemar dont je cherche à m’éveiller James Joyce, Ulysse La base de l’argumentation économico-historique qui sera présentée dans ce chapitre repose sur la responsabilité présumée des métropoles européennes dans le processus de «périphérisation» contemporaine de la région caribéenne. La trame générale est la suivante: les métropoles européennes ont façonné des colonies spécialisées dans des productions agricoles un temps très rentables. Haïti devint par exemple en quelques années la colonie la plus rentable au monde. Puis, elles s’en sont débarrassées progressivement lorsqu’un ralentissement économique a vu le prix des matières premières agricoles chuter, et par suite logique, le système esclavagiste remis en 28 Géopolitique d’une périphérisation du bassin caribéen question avant tout pour des raisons de surcoût (et secondairement en raison de l’instabilité croissante provoquée par l’inhumanité de ce système) (Voir à ce sujet l’analyse d’Adam Smith par exemple dans la Richesse des nations). Il n’est aujourd’hui (presque) plus tabou de rappeler que les consid érations philantropiques n’ont joué qu’un très faible rôle dans l’abolition de l’esclavage qui, d’ailleurs, n’améliorait bien souvent pas du tout les conditions de vie des affranchis (voir par exemple Tocqueville, 1986). Un temps cantonnées aux historiens étiquetés comme étant les radicaux des Antilles (je pense ici à Eric Williams par exemple), on redécouvre aujourd’hui que ces analyses de l’abolitionnisme sont aussi et avant tout celles des économistes classiques de l’époque (Pichot, 2008). Abandonnant à leur sort des espaces modelés selon des avantages comparatifs qui n’étaient d’une part pas les leurs (l’avantage comparatif n’était un avantage que pour la métropole, pas pour le travailleur antillais hormis le planteur), et qui, d’autre part, n’étaient même plus ceux de la métropole puisque les prix des matières premières agricoles comme le sucre s’effondraient, les Européens ont ainsi préparé des économies dévast ées à tomber dans les affres d’une économie de non-droit. Cette argumentation est discutable. Bon nombre de pays des Antilles ont par exemple obtenu leur indépendance depuis bientôt un demi-siècle (plus de deux siècles dans le cas d’Haïti) sans pour autant voir leur situation économique et sociale s’améliorer. Ce faisant, on affirme avec cet argument l’incapacité des peuples antillais à se relever de l’esclavage et de l’économie de plantation de manière endogène, préparant ainsi le terrain aux théories et aux pratiques développementalistes, et à leurs conséquences. On se retrouve donc avec les argumentaires coloniaux et paternalistes décrivant ces peuples comme étant incapables de prendre en main leur destinée – discours que l’on retrouve dans les milieux développementalistes . Ce discours est récurrent. Pour ne prendre qu’un exemple parmi les plus caricaturaux, l’ambassade des États-Unis au Nicaragua, deuxième pays le plus pauvre des Amériques après Haïti, décrit par exemple de manière typique la situation locale comme étant la conjonction des difficultés du milieu physique et des difficultés causées par les Nicaraguayens eux-mêmes1. Ce semblant d’argumentation se contente d’omettre la colonisation étasunienne, la United Fruit, l’épisode des Contras et la dictature militaire mise en place par les États-Unis. L’argument présent é ici ne peut donc être considéré de manière isolée ni du positionnement géographique (chapitre 1), ni surtout de la géopolitique contemporaine (chapitre 3). 1. Cité dans Chomsky, 2006. Des «avantages comparatifs» pour qui? 29 Et ce, d’autant plus que l’on pourrait rétorquer que d’autres territoires caribéens se trouvent aujourd’hui toujours dans des situations de dépendance vis-à-vis de métropoles européennes et nord-américaines et bénéficient, en moyenne, de revenus par habitant parmi les plus élevés au monde. C’est le cas des îles Caïmans par exemple. De manière générale, les espaces caribéens encore directement et officiellement dépendants affichent les revenus moyens les plus...