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1 c h a P i t r e Le Tango Du mythe à la décadence Denis PLaNte, bandonéoniste C’était un soir d’hiver, plus de neuf mille kilomètres nous séparaient de Buenos Aires. Au-delà des fenêtres de la milonga, la silhouette d’un curieux, emmitouflé jusqu’aux oreilles, se détachait contre la blancheur de la neige. Le nez collé contre le jardin de givre, il était certainement intrigué par le théâtre qui se déroulait à l’intérieur, où, bien au chaud, on dansait le tango au son de mélodies surannées du rioplatense. Il s’y développait une énergie essentielle, primitive, comme l’appel implacable des tambours d’une cérémonie préhistorique auquel répondaient les danseurs – le rappel de quelques lointains atavismes d’ordre sacré. Ce fut là mon premier contact avec le tango argentin:Yum-ba,Yum-ba, les accords de la célèbre partition de Pugliese me semblaient tout droit sortis d’un ballet de Stravinsky. Le tango m’avait touché comme le ciseau d’un tailleur de pierre pour qui chaque nouvel éclat empêche tout retour vers l’arrière. 10 Tango sans frontières Je me retrouvais devant quelque chose de mystérieux et d’inattendu qu’il me fallait comprendre. Mes études de la musique ancienne et classique puis du jazz et de la composition ne m’avaient rien appris au sujet du tango argentin. Après avoir suivi des cours de danse, j’ai commencé à retranscrire puis à arranger quelques tangos. Ne trouvant personne capable de toucher le bandonéon, j’ai décidé de m’en procurer un et d’apprendre à en jouer. Ce fut le début d’une nouvelle carrière et la porte d’entrée vers le riche univers du tango argentin. Mes premiers pas dans cet univers furent guidés par des lectures, des conversations avec des bandonéonistes rencontrés en Uruguay et en Argentine. Ensuite, comme les tangueros d’antan, c’est en transcrivant des tangos à l’oreille que j’ai perfectionné ma technique de jeu et d’écriture. Des années d’expérience comme bandonéoniste, arrangeur dans diverses formations de tango me permettent aujourd’hui d’écrire cet article qui s’articule autour de deux aspects: éclairer certains mythes autour du tango et identifier les composantes rythmiques qui donnent au tango son caractère distinctif. 1. les origines myThiques Nous sommes à la seconde moitié du xixe siècle. L’Argentine, terre d’immigration, reçoit des musiciens de tous les horizons qui partagent leurs expériences musicales tantôt dans les théâtres, les cabarets , les fêtes privées, les carnavals, tantôt dans les salons des prostíbulos. Si nous connaissons le giron où le tango a vu le jour et a prospéré – les faubourgs de Buenos Aires –, peu de sources fiables nous permettent d’établir la paternité de cet enfant bâtard, car un voile tissé de mythes recouvre sa naissance. Une chose est certaine, le tango fut d’abord une danse, ou plutôt une manière de danser en couple, appréciée par les porteños qui l’appliquaient aux danses populaires du jour. En musique, le mot tango a été utilisé durant une longue période pour désigner plusieurs phénomènes culturels distincts. On joue par exemple dans les théâtres populaires de l’époque un tango andalou apparenté au flamenco. Ce tango d’opérette perdra définitivement son caractère andalou en passant des doigts des guitaristes aux mains des pianistes qui l’assimilent à la [3.15.4.244] Project MUSE (2024-04-25 07:51 GMT) Le tango 11 habanera. À la même époque, la milonga, un rythme d’accompagnement utilisé par les payadores, passe du 6/8 au 2/4 pour s’adapter aux rythmes des danses à la mode qui, comme la mazurka, et la polka, sont binaires. Cette milonga dansable prendra aussi le nom de tango, le mot milonga étant conservé pour la version chantée. Apparaît aussi dans les rues le tango habaneril, des habaneras éditées pour l’organito mécanique sous l’appellation tango. Finalement, existe le tango d’origine africaine, qui, malgré sa similitude nominale, n’a rien musicalement en commun avec le tango qui se développera à cette période. Il est difficile de nos jours d’imaginer comment sonnaient ces musiques, car ces premiers tangos...

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