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MARX ET L’INDIVIDU MODERNE Gilles LABELLE et Jean-Marc PIO7TE Selon Marx, la déstructuration des solidarités organiques ou naturelles est une des conditions du développement de la société bourgeoise. Le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie, dit Marx, tient entre autres au fait que cette dernière a [...] détruit les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens variés qui unissent l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au comptant »l . Dans les sociétés traditionnelles, les relations sociales englobent l’économie : on ne peut rien comprendre à celle-ci si on ne la situe pas dans le cadre des règles de réciprocité et de redistribution qui la déterminent de l’extérieur. Il n’y a pas d’autonomie de l’économique dans la société traditionnelle parce que celle-ci subordonne toutes ses parties à la totalité ; Karl Polanyi, mieux que Marx, a bien décrit ceci : Ni le processus de la production ni celui de la distribution n’est lié à des intérêts économiques spécifiques attachés à la possession des biens : mais chaque étape de ce processus s’articule sur un certain nombre d’intérêts sociaux qui garantissent en définitive que l’étape nécessaire sera franchie. Les intérêts seront très différents dans une petite communauté de chasseurs ou de pêcheurs et dans une vaste société despotique mais, dans les deux cas, le système économique sera géré en fonction de mobiles non économiques2 . Aristote, qui vivait dans une Grèce dont l’économie dépendait pourtant de plus en plus du commerce de gros et de capitaux empruntés à l’extérieur, qui critiquait la subordination de l’ensemble des motivations humaines au gain sur le marché, affirmait cependant avec raison que les relations sociales déterminaient et englobaient l’économie ; citons encore une fois les propos éclairants de Polanyi : 138 UN SIÈCLE DE MARXISME Aristote met l’accent sur le fait que la production d’usage, par opposition à la production tournée vers le gain, est l’essence de la production domestique proprement dite ; cependant, soutient-il, produire accessoirement pour le marché, ce n’est pas nécessairement supprimer l’autarcie du ménage, dans la mesure où cette production serait de toute façon assurée sur la ferme aux fins de subsistance, sous forme de bétail ou de grain ; la vente des surplus ne détruit pas nécessairement la base de l’administration domestique3 . Certes, l’institution du marché a précédé l’émergence de la société bourgeoise4 ; mais en aucune façon les marchés, aussi importants soient-ils, ne dominent la société traditionnelle, en aucune façon le gain, en tant que mobile économique distinct, n’y est au fondement des comportements et des relations sociales, qui sont plutôt déterminés par un ordre ne dépendant pas de la société elle-même, mais garanti métasocialement (par le divin, les Grands Ancêtres, etc.). Dans la société « holiste », le tout détermine les parties, la figure de l’individu y est inconnue, il n’y a que des êtres sociaux de part en part. Louis Dumont nous fournit un exemple provocant de cette détermination des figures particulières par un tout englobant qui hiérarchise les êtres : Il n’est pas de meilleur exemple que la création d’Ève à partir d’une côte d’Adam, au premier livre de la Genèse. Dieu crée d’abord Adam, soit l’homme indifférencié, prototype de l’espèce humaine. Puis, dans un deuxième temps, il extrait en quelque sorte de cet être indifférencié un être de sexe différent. Voici face à face Adam et Ève, cette fois en tant que mâle et femelle de l’espèce humaine. Dans cette curieuse opération, Adam a en somme changé d’identité tandis qu’apparaissait un être qui est à la fois membre de l’espèce humaine et différent du représentant majeur de cette espèce. Adam, ou dans notre langue l’homme, est deux choses à la fois : le représentant de l’espèce humaine et le...

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