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I On les imagine volontiers, ces deux jeunes hommes qui n’ont pas encore atteint la trentaine, Alexis de Tocqueville et Gustave de Beaumont, accoudés au bastingage d’un grand voilier, voguant vers l’Amérique. Ils jonglent sans doute avec les diverses pensées, exaltantes mais entremêlées, qui les habitent de plus en plus intensément à mesure que la distance les séparant de la côte américaine se rétrécit de jour en jour. S’étant embarqués au Havre le 2 avril 1831, le voyage, plus long que prévu, allait durer 38 jours ! Des incidents et détails du voyage nous seront connus par de nombreuses lettres des voyageurs à leurs proches; nous n’en retiendrons que leur programme de travail plutôt rigoureux et effectué dans des conditions de confort modestes. Au nombre des passagers, dont le registre est perdu, ils devaient constituer une catégorie à part, ces touristes intellectuels chargés d’une mission d’enquête et s’y préparant pendant la traversée : pratiquant leur anglais avec une jeune Américaine avenante; s’entretenant avec un ancien député britannique et grand propriétaire ainsi qu’avec un riche négociant de New York, leurs premiers initiateurs à la réalité américaine; prolongeant dans leurs notes de carnets ou de journal la mémoire de ces conversations. Ils font aussi des lectures sur l’histoire des États-unis, d’autres, plus sérieuses, sur le régime pénitentiaire anglais; comme Chapitre 1 Raisons du séjour en Amérique de Tocqueville et Beaumont en 1831-1832 2 Chapitre 1 diversion, ils échangent entre eux sur les propositions du Cours d’économie politique de Jean-Baptiste Say. Bref, la vie est austère à bord de ce voilier américain de 500 tonneaux, pourtant baptisé Le Havre. Convient-il de dire, comme le fait observer le biographe André Jardin, que, « à bien des égards, Le Havre était une transition entre deux mondes et un apprentissage de la vie américaine 1». Indépendamment de leur motivation profonde pour une aventure intensément désirée, les voyageurs s’inscrivaient dans une déjà longue tradition d’américanophilie en France. En particulier, au sein même de leurs familles : Beaumont était cousin éloigné de La Fayette, ce « héros des deux Mondes », et allait plus tard épouser sa petite-fille, Clémentine; par sa mère, Tocqueville était arrière-petit-fils de Malesherbes, un des avocats de Louis XVI, aussi connu pour s’être intéressé au sort de la jeune république américaine. Mais la grande influence américanophile était bien celle de Chateaubriand qui fréquentait la famille des Tocqueville, avec laquelle il avait des liens de parenté. D’Atala aux Mémoires d’outre-tombe, le thème de l’Amérique rebondit souvent dans l’œuvre du père du romantisme. Récemment paru en 1827, son Voyage d ’Amérique contribua sans doute à l’exaltation, pourtant ambiguë, de la démocratie américaine2 . Nos deux voyageurs ne devaient pas ignorer les positions politiques du grand écrivain, « auquel le jeune Alexis semble avoir porté une admiration un peu agacée 3». D’autres américanophiles fréquentaient le milieu familial des Tocqueville : Hyde de Neuville, ambassadeur de France à Washington sous la Restauration, ou encore cet étrange archevêque de Bordeaux, Mgr de Cheverus, qui avait été longtemps évêque de Boston et qui venait à Paris suivre les sessions de la Chambre des pairs. Sans oublier le duc de La Rochefoucauld-Liancourt qui avait publié, en 1819, une étude sur les prisons de Philadelphie, vues « par un Européen 4». 1. André Jardin, Alexis de Tocqueville (1805-1859), Paris, Hachette Littérature, 1984, p. 95. De ce livre récent, qui fait autorité sur l’ensemble de la vie et de l’œuvre de Tocqueville, pour les présents développements nous utilisons, en particulier, les chapitres VI, Le départ pour l’Amérique; VII, L’Amérique : les débuts du séjour; VIII, Frontière et Grands Lacs; IX, L’interlude canadien. 2. Ambiguë, la démocratie plonge ses racines dans la vieille histoire des sociétés antiques, mais refleurira peut-être dans l’avenir du progrès humain. Ce sera la liberté, fille des lumières, au lieu de l’ancienne liberté, fille des mœurs. Comment les deux jeunes voyageurs si proches de Chateaubriand auraient-ils ignoré ces...

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