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Trente Arpents ou une ère révolue
- Presses de l'Université du Québec
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Trente Arpents ou une ère révolue Daniel Faussié Michigan State University Résumé Au début du XXe siècle, au moment où le pouvoir du clergé commençait à s’éclipser, naquit un phénomène littéraire en série, unique au Québec, les «romans de la terre», dans lesquels on a essayé pendant quelques décennies de ressusciter la reconquête de la terre et le mythe de «l’habitant» au cœur simple vivant en harmonie avec la terre sacrée selon l’ordre établi par Dieu. Dans cette communication, je propose l’étude de Trente arpents de Ringuet, qui étayera cette idéologie chancelante. En effet, cette œuvre, publiée en 1938, prédit une fois pour toutes la fin d’une époque agraire québécoise. En ce début de XXIe siècle, le Québec est synonyme d’industrialisme, de modernisme, de performance économique et possède une population axée sur la conquête de l’avenir. Il n’en a pas toujours été ainsi. La défaite des forces fran- çaises en 1759 sur les plaines d’Abraham engendra une longue période où la Nouvelle-France, menacée d’assimilation par les conquérants britanniques, ne sut garder son identité foncière que grâce, en grande partie, à une politique et à une idéologie élaborées par l’élite et les dirigeants de l’Église catholique. En effet, personne, si ce n’est l’Église catholique romaine, n’aurait été en mesure de se placer à la tête de la communauté canadiennefran çaise. L’absence postconquête de gouvernement et de représentants français au Québec avait encouragé cette influence ecclésiastique qui n’avait fait que s’accroître et s’insinuer, au fil des années, dans la vie quotidienne des Canadiens français. La mission de l’Église avait concentré ses efforts sur la conservation du nationalisme canadien-français ou, comme on l’avait commun ément appelée, la survivance. Le Québec à l’aube du nouveau millénaire 187 Selon la propagande de l’Église québécoise de l’époque, l’agriculture demandait des familles nombreuses, un attachement au sol, et un assujettissement total aux éléments de la nature et de son Créateur. Le métier d’agriculteur qui se pratique en zone rurale échappait à la vie préfabriquée et facile de la ville, néfaste pour la saine morale. La vie citadine ne dépendait ni de la terre ni de ses aléas pour pourvoir à ses propres besoins quotidiens. L’Église québécoise concevait l’urbanisation et l’industrialisation du Québec comme étant un grand danger pour le peuple canadien-français, car l’abandon de la vie rurale causerait une rupture dans l’ordre divin et finalement occasionnerait la fin de la survivance d’une nation distincte. En effet, cette idéologie voulait que ceux qui restaient sur leur ferme et pratiquaient l’agriculture se conforment à la volonté de Dieu et par là même préservent leur innocence, alors que ceux qui abandonnaient la terre et le travail de la glèbe s’acheminaient vers la décrépitude morale, spirituelle et souvent même financière. Au début du xxe siècle, au moment où le pouvoir du clergé commençait à s’éclipser , naquit un phénomène littéraire en série, unique au Québec, les «romans de la terre» dans lesquels on a essayé pendant quelques décennies de ressusciter la reconqu ête de la terre et le mythe de «l’habitant» au cœur simple vivant en harmonie avec la terre sacrée selon l’ordre établi par Dieu. Je propose ici l’étude de Trente arpents de Ringuet, œuvre publiée en 1938 et qui prédit une fois pour toutes la fin d’une époque agraire québécoise. Le constat de la situation paysanne de la fin des années 1930, à travers les déboires d’Euchariste Moisan, le personnage principal du roman, révèle le grand changement qui s’opère au sein de la société québécoise. Chez Ringuet, il semble que dorénavant rien ni personne ne pourra changer le cours de l’histoire et l’avancement des progrès. En dépit de sa volonté d’imposer à la nation sa vision expansionniste et colonisatrice , l’Église québécoise, dans le premier quart du xxe...