In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

C H A P I T R E 6 UNE ÉPISTÉMOLOGIE MÉDICALE EN CHANGEMENT Raisonnements thérapeutiques entre science et croyances Johanne Collin Université de Montréal Dans les sociétés contemporaines, il y a postulat implicite d’une étanchéité entre expertise, rationalité scientifique et raisonnement, d’une part, et non-expertise, irrationalité et empirisme d’autre part. Il ne s’agit pourtant pas de catégories substantielles et irréductibles, bien au contraire. Une analyse des changements de paradigme qui caractérisent les conceptions du médicament et de la thérapeutique1 au XIXe et à la fin du XXe siècle peut s’avérer particulièrement éclairante à cet égard. Il s’agit, dans ce chapitre, de voir comment les représentations biomédicales et populaires du médicament s’entrecroisent. En se fondant sur les mêmes principes, notamment ceux de spécificité et d’universalisme, ces conceptions recouvrent au fil du temps des réalités différentes, voire antinomiques. Au cœur des raisonnements thérapeutiques réside une tension irréductible entre science et croyance, entre une idéalisation rationaliste de la science et la 1. Par « thérapeutique » il faut entendre la partie de la médecine qui concerne les moyens propres à soulager et à guérir, notamment le recours à la matière médicale (c.-à-d. l’ensemble des substances médicamenteuses connues) au XIXe siècle. 130 LE MÉDICAMENT AU CŒUR DE LA SOCIALITÉ CONTEMPORAINE rémanence de conceptions quasi mystiques par rapport au médicament. Cette tension reconduit jusqu’à un certain point, on le verra, la querelle du sujet évoquée par Ehrenberg entre la conception de l’individu (patient) comme être biologique et la conception de l’individu comme être de langage, dans sa singularité biographique et expérientielle. 1. LE CARACTÈRE MÉTONYMIQUE DU MÉDICAMENT Le médicament est un objet d’étude particulier en ce que l’on pourrait lui attribuer une double personnalité. D’un côté, il s’agit indéniablement d’une biotechnologie et donc d’un objet qui incorpore la fine pointe des savoirs experts en pharmacologie, en biochimie, en génétique, en physiologie et en pharmacocinétique. De l’autre, il s’agit d’un bien de consommation courante, tangible, accessible, quotidien. Par ailleurs, le médicament constitue l’une des seules biotechnologies qui ne requiert pas l’action de l’expert, comme intermédiaire, pour être efficace. Dans un article-phare sur le médicament, Van der Geest et Whyte (1989) mettaient en perspective le caractère métonymique du médicament, c’est-à-dire sa propension à incorporer dans sa propre matérialité l’expertise scientifique et les savoirs médicaux. De fait, contrairement à la chirurgie, qui ne saurait exister sans l’intervention du chirurgien, le médicament comme objet concret comporte en lui-même un potentiel d’effets – et éventuellement d’efficacité – de par sa seule ingestion. Nul besoin, dès lors, de l’action de l’expert pour arriver à un résultat tangible. Le passage est direct, de la science au monde profane. Le médicament assume ce rôle de passeur d’un ordre cognitif à un autre et le phénomène est historiquement fondé. C’est en effet à travers le remède secret, phénomène plus que séculaire, profondément ancré dans les traditions populaires, que les cultures savantes et profanes commencent à se côtoyer de plus près dans la seconde moitié du XIXe siècle (Faure, 1993). Après des décennies d’efforts concertés de l’État et de la profession médicale pour vaincre les résistances populaires face à une médecine savante désireuse de dicter à la population de nouvelles pratiques de santé et d’hygiène, c’est finalement à travers le médicament que le discours de santé publique et la norme biomédicale commenceront à pénétrer les mentalités (Faure, 1993 ; Collin, 1997). Aux côtés du médicament sous sa forme de remède populaire, ancestral, issu d’un savoir profane, sera peu à peu intégré dans les pratiques de soins le médicament d’ordonnance, issu de la pharmacologie et de la biomédecine . Comme objet, le médicament joue alors un rôle de relais, de passeur [3.138.204.208] Project MUSE (2024-04-20 03:55 GMT) UNE ÉPISTÉMOLOGIE MÉDICALE EN CHANGEMENT 131 donc, entre...

Share