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© 2005 – Presses de l’Université du Québec CHAPITRE L’ÉTHIOPIE DÉTIENT-ELLE LES CLÉS DU NIL ? RHÉTORIQUE ET NÉGOCIATIONS SUR LE PARTAGE DES EAUX DU FLEUVE 23 Frédéric Lasserre 1. LE CAUCHEMAR DE L’ÉGYPTE: LE DÉTOURNEMENT DES EAUX DU HAUT NIL 1.1. DES CRAINTES ÉGYPTIENNES… L’Égypte, don du Nil, est une oasis sise dans le désert. Ses habitants ont su mettre à profit ses eaux et sa crue annuelle pour y pratiquer l’agriculture . Mais, corollaire de ce rôle vital du fleuve dans l’existence même du pays, les variations interannuelles importantes du niveau des crues du Nil, en particulier lorsque les crues se révélaient trop faibles, ont alimenté la crainte que des populations d’amont puissent contrôler le débit du fleuve et ainsi provoquer la perte de l’Égypte en la privant de sa crue bénéfique. Avec l’expansion de l’islam en Afrique du Nord, un clivage © 2005 – Presses de l’Université du Québec 536 Les transferts massifs d’eau religieux s’est mis en place : les Éthiopiens, isolés dans leurs hauts plateaux , ont peu à peu été considérés par les Égyptiens comme la principale menace à leur accès aux eaux du Nil. Ainsi, en 1080, lorsque le sultan fatimide d’Égypte, al-Mustansir (1036-1094) persécuta l’Église copte en représailles à la destruction de mosquées en Éthiopie, la baisse brutale des eaux du Nil fut attribuée à une intervention directe des Éthiopiens en amont : le sultan envoya un nouveau patriarche (l’abun) pour l’Église éthiopienne, afin d’apaiser le roi. Celui-ci ordonna alors « d’ouvrir une large vallée en détruisant un barrage. Dès que ce fut fait, le Nil monta de dix pieds et toute la terre d’Égypte fut irriguée1. » La crainte égyptienne ne s’est pas démentie : au XIIIe siècle, le chroniqueur al-Makin, relatant cet épisode, écrivait que l’empereur éthiopien avait détourné les eaux du fleuve jusqu’à ce que le sultan égyptien vienne lui payer une substantielle rançon2. Al-Makin, luim ême copte, diffusait probablement ses écrits afin de renforcer la représentation d’une Éthiopie protectrice des Coptes et capable de nuire à l’Égypte. Les Éthiopiens n’avaient guère les moyens techniques de barrer le cours du Nil bleu ; de plus, ce n’est qu’à partir du début de la dynastie des Salomonides, au XIVe siècle, que le lac Tana et les gorges du Nil bleu furent intégrés au royaume, qui ne comprenait auparavant que la rivière Tekeze, affluent de rive droite de l’Atbara, dans le bassin du Nil. Mais pour la population égyptienne du début du XIIIe siècle, le désastre que constituaient les mauvaises crues répétées et la famine qui s’ensuivait ne pouvait s’expliquer que par l’intervention des Éthiopiens. La croyance égyptienne que les Éthiopiens pouvaient ruiner l’Égypte en bloquant le cours du Nil était fermement ancrée. Dès cette époque, le mythe du détournement du Nil par l’empereur éthiopien est devenu une crainte récurrente au sein de la population comme des élites dirigeantes égyptiennes3. L’épisode de Fachoda est un autre avatar de cette hantise de voir une puissance hostile bloquer le cours du Nil. Un projet français, conçu en 1893, était de s’emparer, avec l’appui de l’empire éthiopien, de la localité sise près de Malakal, sur le Nil blanc, et d’y édifier un barrage qui aurait contrôlé les eaux du fleuve vers l’aval, privant potentiellement 1. Sergew Hable Selassie (1972). Ancient and Medieval Ethiopian History to 1270, AddisAbeba , United Printers, p. 215-218. 2. Richard Pankhurst (2000). « Ethiopia’s Alleged Control of the Nile », dans Haggai Erlich et Isreal Gershoni (dir.), The Nile : Histories, Cultures, Myths, Boulder, Lynne Rienner Publishers, p. 26. 3. Haggai Erlich (2002). The Cross and the River. Ethiopia, Egypt and the Nile, Boulder, Lynne Rienner Publishers, p. 38, 42. [3.137.161.222] Project MUSE (2024-04-23 11:55 GMT) L’Éthiopie détient-elle les clés du Nil ? 537© 2005 – Presses de l’Université du Québec l’Égypte, britannique depuis 1882, de sa ressource fondamentale4. Un timbre-poste représentant l’empereur Ménélik avec le titre de Sultan du...

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