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Le cas argentin : La mémoire et les mémoires
- Presses de l'Université du Québec
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LE CAS ARGENTIN La mémoire et les mémoires1 Elena de la Aldea 1 Sous l’histoire, la mémoire et l’oubli Sous la mémoire et l’oubli, la vie Mais écrire la vie est une autre histoire. Inachèvement, Paul RICŒUR Et j’ai oublié d’oublier, vidalita Folklore argentin 1. Texte traduit par Micheline Nadeau De Sève. [3.237.91.98] Project MUSE (2024-03-28 21:49 GMT) ARGENTINE 1976-2004 : LE TERRORISME D’ÉTAT ET SES EFFETS À partir de 1976, l’Argentine a subi une dictature militaire qui a pris fin avec les élections démocratiques de 1983. Les disparus, les morts, les tortur és, les enfants enlevés, les exilés, etc., témoignent de la cruauté du terrorisme d’État de cette période. La répression systématique en vigueur a laissé des séquelles dans la société civile tout comme dans la structure juridique et dans l’économie. Les effets s’en sont aussi fait ressentir sur l’imaginaire collectif et sur les pratiques communautaires et individuelles2. Le coup d’État de la junte militaire a suivi des années d’effervescence sociale, de revendications ouvrières et de conquêtes en vue d’une certaine équité dans la redistribution économique. Il a également coïncidé avec une étape d’efflorescence des mouvements populaires en Amérique latine qui menaçait les intérêts économiques des puissances hégémoniques dans la région en plus de représenter un risque au niveau géopolitique. Le terrorisme d’État, à la différence d’autres formes de criminalité, présente la particularité que c’est l’État, responsable et garant de l’application des lois, qui les transgresse. Les droits d’être jugé, de purger sa peine, de garder son identité, qui furent niés par les enlèvements, les disparitions, les assassinats, etc., introduisirent le chaos dans les représentations sociales de la Loi, de la Justice et de la confiance – déjà précaire – dans les institutions. Ceci fut l’un de ses effets majeurs, impliquant une perte de capital social du pays en vies humaines, en douleur, en projets et en légalité. Les lois de l’Obéissance due et du Point final ont scellé l’impunité de la Junte. On a décrété « l’oubli » des sentences du Tribunal qui avait jugé les crimes des militaires. Il faut se rappeler que le jugement de la junte a 2. Les méthodes de disparition, de torture, de contrôle politique de la vie privée, d’appropriation des enfants, les agressions sur les parents des militants politiques ou syndicaux, la répression féroce contre les adolescents, l’assujettissement des universités et des médias portèrent fruit. Le recours calculé à l’irrationalité généra une culture de l’impunit é. Le chaos entraîné par la terreur rompit avec les lois fondamentales de la coexistence et avec les consensus sociaux à la base des règles élémentaires du droit. La loi cessa d’être valide (de la Aldea, 1997, p. 66). 336 Le devoir de mémoire et les politiques du pardon constitué un exercice de mémoire collective qui a permis au pays de récup érer sa dignité3. Et c’est seulement en 2003 que le Congrès a annulé ces deux lois en ouvrant le pas, de nouveau, à l’exercice de la Loi et de la Justice. À la fermeture de la voie légale au châtiment des coupables et de la recherche des disparus s’est substituée la participation de la société civile qui, pendant plus de vingt-cinq ans, a maintenu ouvert l’espace de lutte pour les droits de la personne en Argentine. Quand les voies juridiques se ferment, s’ouvre la réclamation sociale pour le droit à la vérité, le droit de savoir ce qui s’est passé. Et ce chemin vers la vérité a été, dans le cas de l’Argentine, un élément essentiel pour rendre visible face à la société dans son ensemble les crimes du terrorisme d’État. Un autre des effets du terrorisme d’État s’est exercé dans la façon d’armer le lien social. La population s’est enfermée dans les acquis institutionnels qui offraient quelque peu de la sécurité perdue. En contrepartie, la forte identification à des groupes ou à des idées a command...