Le bonheur et autres troubles

La blancheur

Quoi! Tu ne croyais quand même pas qu’une fois vu, tout s’éclaircirait, que ce serait aussi facile que ça à interpréter? Comme lorsque des fragments de verre coloré contenus dans un tube s’assemblent, lorsqu’on les secoue, pour former un motif, un motif qui te serait familier? T’attendais-tu à voir les images se révéler sur papier à partir de rien? Des images, rien que des images sans signification. Par le hublot, tu regardais la mer de nuages ourlés de rouge. Tu songeais à la description que tu en aurais fait jadis  : un champ de coton en feu sous le soleil, vigile au col rouge – blessure à l’horizon. C’était là, là dans la trouée des nuages  : les temples épars sur la plaine comme des rubis dans la paume d’une main, les collines dans l’obscurité formant rempart autour d’eux comme des jointures de phalanges. Encore des images sans histoire. Et ensuite, bien entendu, le doute t’a gagnée. Tu n’étais pas même certaine d’avoir vu ça auparavant, dans un documentaire quelconque. Ou bien alors, t’y étais-tu réellement promenée? Tu savais qu’en mettant le pouce sur la vitre comme ferait un enfant tu pourrais tout masquer. Il n’y aurait plus ni soleil, ni nuages, ni plaines, ni avion, ni peine. – Mais tu te souviens de ce qu’ils avaient dit? Acceptez tout, avouez tout, ne niez rien. Faites les choses sans essayer de comprendre et tout reviendra. La blancheur 142 Le Bonheur et autres troubles Tout vous viendra. Un jour. Il va sans dire que tu avais aussi légèrement mal au cœur, comme une petite fille à l’approche de ses examens. Impossible d’ignorer cette tiède sensation de bien-être envahissant ton ventre ou ces démangeaisons entre tes jambes. — Mais comment font-ils? Ils s’amputent des jambes avant d’monter à bord? Ils sont faits pour des nains, ces sièges. Ilsecouaitlatablette,appuyaitsurleboutonrouge, secouait de nouveau la tablette… — Bon dieu, c’que j’ai envie de pisser! Tu savais qui il était censé être, mais tu n’en étais jamais entièrementconvaincue.Iln’existequepeudevérités.Accrochezvous -y, t’avaient dit les hommes et les femmes aux blouses blanches. D’autres bribes de phrase te traversèrent l’esprit. La lune, blanchoyante cicatrice dans la douleur de la nuit. Et cette soirée démesurée. Soudain, tu te souvins du poids conséquent de l’Arriflex. Ton épaule s’est-elle contractée à ce souvenir? Tout ce qui t’était désormais refusé t’était venu facilement, autrefois. Pourquoi ne dis-tu rien? Pourquoi te tais-tu? — Holà! ma tablette est coincée. Holà! Merde! Rookie, l’hôtesse a fichu le camp. Je vais exploser… finir comme Brahe. Tu te massas le cou et les épaules. Pour une raison ou pour une autre, il te vint à l’esprit que c’est là ce que tu faisais chaque fois que tu refusais de réagir. Sans avoir besoin de regarder, tu sentis qu’il avait le visage congestionné et que ses fanons se contractaient sous l’effet de la colère. Comme toujours avant qu’il s’emporte, sa langue allait passer sur ses lèvres. Ensuite, une grimace découvrirait ses dents jaunes. Il t’a sans doute été facile de t’imaginer le doigt se glissant sous le col, révélant ce faisant une tâche de transpiration sous l’aisselle et, tout autour de la taille, le renflement moite qui débordait par-dessus la boucle de la ceinture de sécurité. — Cette putain de bonne femme! À ton avis   : c’est qu’elle est sourde ou bien c’est qu’elles sont toutes équipées de bouchons d’oreille? Rookie. Le signal sonore indiquant qu’il fallait attacher les ceintures retentit. Nerveusement, du bout des doigts, tu traças le contour  143 de la tête des serpents enlacés sur le bracelet d’argent, comme pour te donner de l’assurance. Ô caducée, guéris-moi. C’était ça, ta prière? — Nous sommes presque arrivés. Il n’y en a plus que pour dix minutes environ, tiens bon, as-tu dit à voix basse, comme si tu craignais que l’on surprenne tes paroles. — Enfin merde, Rookie, la situation est déjà suffisamment pénible comme ça, pourquoi...