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13. Loin de chez moi : tourisme de l’avortement, espace carcéral et exil forcé au XXe siècle
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XIII Loin de chez moi : tourisme de l’avortement, espace carcéral et exil forcé au XXe siècle Bb Christabelle Sethna En août 2009, le ministre de la Santé du Québec, Yves Bolduc, présente à l’Assemblée nationale le projet de loi 34, qui vise à réglementer les activités de soins dans les cliniques privées qui pratiquent des chirurgies. Or, ces nouvelles dispositions menacent indirectement les cliniques d’avortement de fermeture en exigeant que toutes les interventions soient pratiquées en bloc opératoire. Devant l’opposition virulente du Collège des médecins du Québec, le ministre Bolduc exempte les cliniques d’avortement de l’application de ces dispositions1. Néanmoins, la version initiale du projet de loi démontre clairement que l’interruption de grossesse n’a nul besoin d’être illégale pour devenir inaccessible aux femmes. En effet, certaines règles législatives ou extralégislatives peuvent restreindre l’accès à l’avortement, créant ainsi un «espace carcéral2 » où les femmes qui désirent une 1. «Avortement : Bolduc croit pouvoir assouplir les nouvelles règles», Cyberpresse.ca, 11 août 2009, disponible à l’adresse : www.cyberpresse.ca/le-soleil/actualites/sante/ 200908/11/01-891657-avortement-bolduc-croit-pouvoir-assouplir-les-regles. php (consulté le 24 octobre 2009). Des extraits du présent texte ont été présentés à«Femmes et exil. Figures et pratiques», colloque annuel de POEXIL, Ottawa, Université d’Ottawa, 11-12 mars 2004 et à l’Association francophone pour le savoir (ACFAS), Université d’Ottawa, Ottawa, 11-13 mai 2009. Une version anglaise du présent texte est incluse sous le titre «All Aboard? Canadian Women’s Abortion Tourism, 19601980 » dans Cheryl Krasnick Warsh (dir.), Gender, Health, and Popular Culture. Historical Perspectives, Waterloo : Wilfrid Laurier University Press, 2011, p. 89-108. Je remercie Dominique Bourque, Nelly Hogikyan, Danielle Charest et la traductrice Catherine Dan-Vi Lê-Huynh de leur contribution à des versions antérieures du présent texte. 2. Nous avons une dette conceptuelle à l’égard des travaux de Michel Foucault tels qu’utilisés par Mona Oikawa dans le cadre de «Cartographies of Violence : Women, Memory, and the Subject(s) of the ‘‘Internment’’,» dans Sherene H. Razack (dir.), Race, Space and the Law. Unmapping a White Settler Society, Toronto : Between the Lines Press, 2002, p. 73-98. 298 L’INCONTOURNABLE CASTE DES FEMMES 298 interruption de grossesse sont encadrées, punies et contrôlées, mais dont certaines parviennent à s’échapper. Bien que l’on puisse lui attribuer une connotation péjorative, l’expression«tourisme de l’avortement3 » est généralement utilisée pour désigner les voyages qu’entreprennent les femmes pour obtenir un avortement4. Des travaux de recherche révèlent que de tels déplacements constituent l’un des principaux obstacles qui entravent l’accès à l’interruption de grossesse; plus une femme doit parcourir une longue distance pour obtenir un avortement, moins elle est susceptible d’y recourir et plus il est probable qu’elle soit jeune et défavorisée5. Malgré tout, le tourisme de l’avortement, une sous-catégorie du tourisme médical, demeure un phénomène transnational fort répandu6. Des Canadiennes ont en effet opté pour ce type de voyage avant et après la réforme du Code criminel qui légalise l’avortement en 1969. Malgré l’importance que revêt le tourisme de l’avortement chez les Canadiennes, ce phénomène ne fait toujours pas l’objet de recherches suffisantes. La présente étude utilise une approche féministe transnationale pour analyser des comptes rendus de voyages intérieurs et internationaux entrepris par des Canadiennes pour obtenir un avortement. Ces comptes rendus proviennent de journaux étudiants, de la presse à grand tirage, de publications féminines et des rapports commandés sur le sujet par le gouvernement entre 1960 et 1980 – une période marquée par l’adoption, en 1969, de dispositions légalisant l’avortement au Canada. Cette démarche s’appuie sur l’idée que le tourisme de l’avortement suppose une transgression d’impératifs juridiques, géographiques et moraux. Elle révèle que le tourisme de l’avortement peut faire ressortir les disparités socio-économiques entre femmes. Enfin, elle illustre la nature problématique du concept même de l’avortement en suggérant que de tels voyages attribuent aux femmes le rôle d’exilées temporaires par opposition à celui...