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Un roman sentimental : le dernier « nouveau roman » robbe-grillétien ? CHRISTIAN MILAT Université d’Ottawa (Canada) G énéralement, la première réception des romans d’Alain Robbe-Grillet a été placée sous le signe de la dichotomie, opposant les éloges les plus enthousiastes aux critiques les plus acerbes. En revanche, au moment de sa publication, en 2007, Un roman sentimental a été l’objet de recensions remarquablement homogènes. Ainsi, dans L’Express en ligne, Baptiste Liger le présente comme un «[r]oman ignoble »69, comportant « une série de scènes de barbarie nauséeuses […] d’une cruauté et d’une amoralité absolues». Dans leurs blogs, Raphaël Sorin traite Robbe-Grillet de «vieux dégueulasse»70 et Pierre Assouline déclare que la lecture de ce livre « écœurant » provoque« lassitude […] ennui […] accablement »71. Jérôme Garcin, dans Le Nouvel Observateur, parle d’un «conte de fées, version Michel Fourniret »72, en référence au violeur de jeunes filles et tueur en série. Dans Lire, Frédéric Beigbeder qualifie « les crimes qui font fantasmer Robbe-Grillet (inceste, pédophilie, sadisme, séquestration, torture et meurtres d’enfants, etc.)» de «pornographie de gare». Michel Contat lui-même, pourtant fin connaisseur et, d’ordinaire, admirateur éclairé des œuvres robbe-grillétiennes, déplore cette fois dans Le Monde des livres «les infortunes du pornographe»: dans le «catalogue complet de perversions sadiques et de tortures sexuelles» que constitue le roman, il ne perçoit que «les fantasmes sado-érotiques d’un vieil écrivain qui […] force la note pour parvenir à ranimer en lui des désirs fléchissants»74. Tous ces commentaires ne sont pas sans rappeler la violence des critiques formulées, un demi-siècle plus tôt, à l’encontre du crime du Voyeur, par Le Monde, sous la signature d’Émile Henriot, lequel considérait à l’époque que «ces tristes aberrations» relevaient «de la 9e chambre ou de Sainte-Anne»75. Certes, il est impossible de nier la dimension érotique, voire pornographique, de nombreuses scènes d’Un roman sentimental. De plus, les conditions dans lesquelles le roman est vendu en librairie – l’emballage sous cellophane, l’absence de massicotage et l’allusion salace de l’avertissement qui, collé sur la couverture de l’ouvrage, conseille au lecteur, « pour l’ouvrir, d’user d’un instrument coupant plutôt que de son doigt» –, font immanquablement songer à un livre qui n’est pas à mettre dans toutes les mains. Enfin, le fait qu’il soit publié, non pas aux Éditions de Minuit, mais chez Fayard, peut faire douter de sa littérarité, surtout que l’auteur lui-même affirme qu’il «ne le me[t] pas dans De la postmodernité à la postérité 483 [s]on œuvre littéraire»76 compte tenu de la «différence absolue» qu’il enregistre entre celle-ci et celui-là. Cependant, Robbe-Grillet nous a habitués à nous méfier de ses confidences : «je suis prêt à tendre des fausses clés»77, a-t-il par exemple avoué à propos de la quatrième de couverture de La Jalousie. En outre, comme JeanClaude Vareille l’a très justement fait remarquer, les romans robbe-grillétiens constituent une «œuvre énigmatique [...] [et] opaque au suprême degré »78, renfermant « des signes qui doivent être décryptés »79. Or, dans le péritexte d’Un roman sentimental, figurent quelques énoncés qui peuvent être entendus comme autant de mises en garde. Ainsi, sur la quatrième de couverture, RobbeGrillet prévient: «C’est d’autre chose qu’il s’agit délibérément. Une autre bienséance et une autre vraisemblance…» Pareillement, le message formulé sur l’étiquette – «user[, pour ouvrir l’ouvrage,] d’un instrument coupant plutôt que de son doigt» –, peut ne pas se limiter à une interprétation égrillarde. N’est-il pas possible en effet de considérer ce conseil donné au lecteur, dont la participation active est d’emblée sollicitée, comme un avertissement – les outils ordinaires de la lecture ne seront pas susceptibles de lui apporter le meilleur du texte – et comme une invite à mobiliser toute son acuité intellectuelle pour pénétrer dans un ouvrage dont l’accès est verrouillé? C’est à cette invitation que se propose de répondre la présente étude. En allant au-delà d’une lecture d’emblée réduite à la surface pornographique du livre, elle vise à montrer que...

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