Le Dodécaèdre: ou Douze cadres à géometrie variable

IX. Jeu de société

Avery : Avant le lever du rideau Elle devrait pourtant être ici. C’est son genre de réception mondaine, et certains indices sont de bon augure : des nouveaux boutons de manchette arrivés ce matin, accompagn és d’un poème et de ses initiales, jusqu’aux clins d’œil narquois de Cecil pendant que nous prenions un verre ce midi. Tout me porte à croire qu’elle est ici, à Florence, et qu’elle sera donc certainement présente à cette fête ce soir. Sinon, c’est qu’elle a choisi de ne pas venir et que son absence est préméditée : une sorte de message à mon intention, un parmi tant d’autres, et comme tous les autres, un message d’omission, d’absence présente. Ces signes ont gouverné mon existence quotidienne depuis la première soirée où nous ne nous sommes pas rencontrés, première occasion invraisemblablement ratée d’être présentés l’un à l’autre. Depuis, ma vie est une mer jonchée de bouteilles à la dérive – toutes remplies de notes à peine déchiffrables, mais qui me sont destinées et qui sont toutes envoyées par elle. IX Jeu de société LE DODÉCAÈDRE OU DOUZE CADRES À GÉOMÉTRIE VARIABLE 242 Je vais devoir être très vigilant si je veux la repérer ce soir et faire croire un tant soit peu que je fais mon boulot. Une brève pause, ici dans le hall, pendant qu’on me débarrasse de mon pardessus. Je défroisse les manches de mon smoking, inspire un grand coup et me compose un visage de circonstance , tel un athlète olympique attendant le coup de départ. Et, comme un bon coureur de demi-fond, je rythme mes pas jusqu’à mes hôtes. Ah ! voici le serveur avec son plateau rempli de coupes de champagne, bien en équilibre, mais je ne dois pas me précipiter. Car après le 1 500 mètres, il y a le marathon. Or, je dois garder des réserves pour l’arrivée. Signes de tête, poignées de main, baisemains, saluons chacun selon les convenances; sourire fin, engageant ou modeste, répondons à chacun selon les convenances, mais restons toujours en mouvement, poursuivons sur notre lancée et finissons par nous jeter dans la foule des spectateurs à l’arrivée. Mais pour l’amour de Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ? Comment éviter d’être présenté à pareil monstre couvert de bijoux? J’aimerais pouvoir oublier son visage à elle, mais il me hantera probablement jusque sur mon lit de mort. Le jeune coureur automobile – Clay Atlee. Je suis coureur automobile. Je suis en Italie pour reprendre des forces entre Le Mans et le Mille Miglia. – Êtes-vous fatiguée, signora ? Vous avez sans doute fêté tard cette semaine. – C’est bien possible, surtout pendant les longs trajets. J’ai dû dormir durant plusieurs kilomètres entre Oslo et Constantinople, quelque part dans les Balkans, je crois. 243 Jeu de société – Je suppose que oui, un peu, mais je suis toujours en vie. – Pas moi particulièrement, mais je ne peux pas parler des attitudes suicidaires de ces autres coureurs un peu écervelés, comme vous dites. Je fais de la compétition surtout pour des raisons commerciales. – Non. Il n’y a pas de concessionnaire Cadillac à Pittsburgh. Ma voiture est unique. Je conduis une Atlee Special Mark II, construite à la main dans l’atelier de mon père et de mon grand-père, tous deux maîtres-charpentiers. – Ça n’a rien d’une plaisanterie, signora. Mon père et mon grand-père l’ont construite eux-mêmes, du premier boulon jusqu’au dernier. Ils ont tourné chaque piston, vissé chaque boulon et assemblé chaque joint de leurs propres mains. – Ça peut arriver, si l’intervalle de combustion n’est pas synchronisé. C’est ce qui est arrivé avec la Mark I. Vous savez, même les voitures en tôle peuvent prendre feu. Mais c’est la pourriture sèche qu’il faut craindre bien davantage. Pendant les 24 heures du Mans, nous avons eu des problèmes de termites. Elles venaient probablement de cette vieille grange française qui nous servait de garage. – Toutes les pièces mobiles sont fabriquées à partir de bois durs comme le quebracho d...