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Regards philosophiques sur la traduction
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Regards philosophiques sur la traduction 9 ;§ 1. Nous devons bien des erreurs à l’abus des mots et les sentences des philosophes célèbres naissent trop souvent de l’incontinence verbale. L’expérience montre que l’usage répété des effets du langage se fait toujours au détriment de la chose dont on parle. Celui qui, par exemple, place le mot « sincérité » à tout propos et à toute occasion parviendra difficilement à faire croire vraiment en sa loyauté, car l’abus du mot en ternit l’éclat. Les mots, contrairement à la petite monnaie, n’augmentent pas en valeur plus ils circulent; ils gagnent à demeurer cachés, comme tout ce qui est beau et rare. L’homme d’esprit n’est donc pas celui qui est prodigue de mots, mais celui qui sait les thésauriser. Il connaît la valeur de l’exhortation :« Favete linguis!1». Ce sage avant la lettre n’oublie pas qu’à travers la communication de leurs idées les hommes cherchent surtout à exprimer leurs passions . C’est là une chose que d’Alembert2 avait jadis reconnue, en ajoutant qu’ils y parviennent par l’éloquence , laquelle s’adresse au sentiment alors que la logique parle à l’esprit. En effet, l’éloquence s’attache moins aux choses qu’aux hommes. Elle n’ignore pas combien ils aiment être flattés. Elle parle donc volontiers à leurs travers, qu’elle sait présenter comme des vertus3 . Or, le pouvoir de l’éloquence n’est jamais aussi fort que là où il faut connaître objectivement les choses; ceux qui ont profession de faire progresser les sciences recherchent certes la vérité, mais ils font tout en revanche pour cacher leurs insuffisances. L’éloquence – ou la verbosité – est le masque qui les dissimule, et la chaire, trop souvent hélas!, le théâtre où se joue la farce du savoir.§ 2. Dans le domaine de l’esprit, on trouve des idées qui, venant de l’éloquence et s’adressant aux hommes, 1 Horace, Odes, III, 1-2. 2 Jean Le Rond d’Alembert dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie. 3 Comme le faisait Démosthène avec les Athéniens. 10 Le complexe d’Hermès ; au lieu de venir de la raison pour parler des choses, n’ont qu’une existence de façade. Il serait fastidieux de les répertorier tous – laissons à ceux qui croient qu’il n’y a de science que par les statistiques l’ennui d’en retracer le florilège. Limitons-nous plutôt au témoignage de l’optimisme leibnizien que Voltaire résumait dans son Candide par le « tout est bien ». Malgré la Monadologie et les démonstrations selon lesquelles le monde est le fruit d’un calcul divin (« cum Deus calculat fit mundus »), l’optimisme se heurtait à la réalité des choses. Candide fit en première personne l’expérience des idées qui n’ont qu’une existence de façade. Aussi, quand on tente de lui prouver qu’il ne serait pas heureux à cette heure, mangeant des cédrats confits et des pistaches, s’il n’avait été roué, mis à l’Inquisition, torturé et pendu, il répond que cela est bien dit, mais qu’il faut cultiver son jardin. Qu’il faille toujours préférer la réalité des choses à la vaine faconde est une grande leçon de ce conte.§ 3. Désormais, on s’instruit peu des contes. C’est chose qu’on laisse à l’enfance. L’homme fait ne paraît plus pouvoir s’instruire. Il est vrai aussi qu’à force de donner des leçons, on n’estime plus devoir en recevoir. Et pourtant ! Ce jeu de donner et de recevoir crée une sorte d’économie de l’intelligence. Si l’on était plus économe, on mettrait à profit cette leçon en se défiant davantage des idées de façade. En effet, les sciences de la nature progressent par la somme des vérités et des erreurs selon les règles strictes de la démonstration, tandis que les sciences de l’homme, elles, sont plutôt interprétatives et qualitatives. C’est pourquoi elles doivent se défier des idées de façade. La verve y pèse trop lourd. L’éloquence possède un empire tout particulier sur ce qui est interprétatif et, dans l’ensemble, sur tout ce qui jouit d’un caractère subjectif. C’est du...