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15. Conclusion générale
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194 COMPTER, ÉCOUTER, OBSERVER, MONTRER poliment une dame du village qui saura, elle, me raconter des choses. Comme elle est lente à prendre ce chemin, la mémoire de ces femmes, comme si on touchait là des couches sédimentées, peu irriguées par la conscience ou les bavardages. Les anciennes osent et savent dire simplement quelque chose de Marie, parfois, leur culte secret. Avec plus de temps et de présence tranquille en parlant ensemble, l'histoire des vierges reviendrait aussi aux plus jeunes. Pourtant je repars discrètement. Je n'ai pas le goût de bousculer le contenu de ces mémoires, leur organisation propre à chacune, qu'un effort de mise en lumière risque de chambouler, laissant alors la tête comme un coffre de grenier dans lequel on a fourgonné. Ce qui freine mon élan sur ce chemin,je le vois déjà, je le sais, tient à la certitude que Marie fait tenir ensemble les événements de la vie, ceux surtout qui brisent, déchirent et séparent les êtres et leurs projets. Derrière Marie coule la force de ces femmes croyantes, avec, en arrière-plan, un tableau de douleurs, de travail opiniâtre, d'espoirs déçus, d'attentes et de petits bonheurs, d'actions de grâce, dont aucune de ces femmes ne parle sans pleurer. La présence de Marie dans la vie des femmes s'inscrit là, au ras de la douleur. Je n'irai donc pas plus avant, à moins qu'une relation longue et durable d'échanges et de respect ne me soit offerte. Marie est donc bien plus qu'un symbole de femme, elle est le soutien de l'expérience quotidienne, ce qui fait tenir ensemble les jours et lesheures en donnant un sens à leur écoulement. Tandis queje regarde et filme cesjeunes personnes impassibles et consentantes, soudain l'idée d'Inanna me traverse l'esprit . Une autre image du féminin, construite, élaborée, pensée par les Sumériens en des temps plus anciens. Ichtar, la grande déesse sensuelle et tendre, violente, exigeante, qui se confronte au pouvoir masculin, à l'ordre des dieux, dominatrice, erotique et amoureuse, multiple, complexe. Les représentations qu'on en connaît soulignent le corps dans son entier : seins, sexe, épaules, courbes des hanches, chevelure libre et abondante12 . Devantmoi, tout à l'opposé, se tient une femme sage et docile, sans sexe, à l'abri de toute représentation charnelle, de tout droit à la querelle, à l'échange, au non. Marie àjamais exciséesymboliquement , payant de ce prix le droit d'être pensée dans le seul espace 12. S.N. Kramer. Le mariage sacré à Sumer et Babylone, traduit de l'anglais et adapté parJean Bottéro, Berg International, 1983. À LA RENCONTRE D'UNE FEMME EMBLÉMATIQUE 195 de l'intercession. Entre ces deux figures de Femme, s'étire le long et périlleux travail du catholicisme pour positionner le féminin quelque part dans le monde du Dieu unique, le Père. Transformation , appropriation aussi, dont nul ne sait de quoi estfaite cette anthropophagie charnelle, spirituelle et émotionnelle, sorte d'alchimie qui intéresse peu la sociologie ou l'anthropologie religieuses. Conduite par une main bienveillante, généreuse et sûre, j'arrive un jourjusqu'à Élise, dans sonjardin, au-dessus desvignes et des pêchers, tourné vers le presbytère et l'église, jardin aux figuesénormes, annonçant la fin de l'été. La rencontre avec Élise va me rendre Marie plus proche. Pendant plusieurs années, Élise me fera partager l'intégrité de sa foi, la richesse de son intelligence du monde et des gens, l'échange affectueux de sa pratique mêlée de savoir subtil. Par elle, je comprends comment Marie, qui à cette étape de mon expérience de vie, est plutôt associée à une image de femme mutilée, peut bien pour d'autres signifier la chaleur bienheureuse où se ressourcer et reprendre force chaque jour. Une incorporation compliquée, nécessaire probablement, rappelant que l'être humain est aussi animé de croyances, toutes respectables, toutes élaborées et transmises, souvent aussi utilisées pour asservir. Un matin de novembre, je trouve Élise assise à sa fenêtre, une pierre lisse et chaude dans chaque main, le dos tourné à l'écran de télévision «trop blanche ».Elle accomplit son travail de recueillement. Sesdoigts blancs se réchauffent aux cailloux tandis qu'elle dit ses prières, autrefois chantées en latin...