- La communauté disloquée. Essai sur le déclin d’une vallée industrielle by Henri Eckert
« J’ai 18 points de retard ». Ce sont en ces termes que s’exprime François Ruffin, député de La France insoumise (LFI), au lendemain de la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin 2024, soucieux de mobiliser ses militants. Le candidat a en effet pu constater l’écart entre le score du Rassemblement national (RN) aux [End Page 175] récentes élections européennes et ses résultats comme candidat aux législatives et cantonales dans la première circonscription de la Somme.
C’est en faisant un constat similaire, avec la persistance d’un vote pour les forces de droites modérées aux élections locales et une explosion du vote RN aux scrutins nationaux, qu’Henri Eckert a mené une enquête sociologique et historique dans la Haute vallée de la Thur, dans les Vosges, structurée depuis le début du xixe siècle par l’industrie du textile. L’étude, richement documentée, dépasse toutefois les seuls enjeux d’analyse électorale pour questionner la déliquescence des sociabilités et solidarités héritées des usines. Elle est en effet le fruit d’une présence de plus de vingt-quatre semaines cumulées dans le territoire, au contact des habitants, des structures associatives ou encore des festivités locales. En plus des entretiens, l’enquête intègre des archives de la presse locale et des entreprises. Sans surestimer le poids de la biographie des chercheurs, inhérente à la définition consciente ou inconsciente de tout objet d’étude, la démarche résolument socio-historique de l’auteur s’inscrit dans un moment de « retour » de nombreux chercheurs en sciences sociales, depuis les années 2010, sur leurs territoires d’origine, afin d’interroger la progression du RN et la marginalisation sociale de ces anciens bassins industriels. Pour éclairer – voire élucider – les problématiques socio-politiques de ces territoires, ces travaux recourent à une histoire ancrée dans le temps long, allant de la formation à la dé-formation de la classe ouvrière, pour reprendre le terme utilisé par Marion Fontaine dans le cas des mines de charbon.
Le titre de l’ouvrage, « La communauté disloquée », est d’ailleurs la première chose qui frappe le lecteur au regard des qualificatifs généralement utilisés pour désigner ce processus désindustrialisant : déstructuration, déstabilisation, ou encore délitement. Le terme est en effet au cœur de la problématique de l’ouvrage, puisqu’il renvoie à une désarticulation des liens, à leur distension. L’introduction et le premier chapitre de l’ouvrage sur « l’ambiguïté du comportement électoral » des habitants de la vallée montrent précisément l’aspect processuel et l’épaisseur chronologique du basculement. La progression du vote pour le FN puis RN, en effet, loin d’être un réflexe impulsif de colère qui reculerait subitement pendant les élections locales, serait le fruit d’une dynamique historique complexe, dont il faut trouver la racine dans la naissance de l’activité industrielle et dans le fondement des structures sociales. En s’appuyant sur les théories du sociologue Ferdinand Tönnies sur la naissance des sociétés, l’auteur montre que l’effondrement de l’industrie dans ce territoire rural a provoqué un basculement profond dans les relations sociales. Le comportement électoral des habitants n’est en effet que le résultat d’un basculement entre une « communauté industrieuse », née avec le textile, que l’auteur définit comme une communauté d’intérêts réunissant les protagonistes de l’usine « en dépit de toute séparation », vers une « société industrieuse », où ces derniers sont « séparés en dépit de toute liaison ». De la dislocation des liens anciens au fondement de la communauté naît ainsi un espace dans lequel ont pu émerger la...