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  • Doncières, ville du rêve
  • Yuji Murakami

INSPIRÉE DE SON ANNÉE de volontariat à Orléans, que Proust a vécue comme un « paradis1 », la ville de garnison, tardivement baptisée Doncières, dans Le Côté de Guermantes I (achevé d'imprimer le 17 août 1920), apparaît au héros comme un lieu de délices, protégé de toute sorte de tristesse et de préoccupation. Par la présence de brouillard, de canaux, de mets aussi succulents qu'abondants, de vieilles étoffes et de meubles inutilement luxueux, ainsi que d'une suite de couleurs septentrionales ou maritimes comme l'image d'un « grand vaisseau » stationné dans un « port exotique2 » ou encore les références hollandaises ou flamandes (Rembrandt, Breughel, Hôtel de Flandres, etc.), ces pages peuvent se lire comme une adaptation romanesque des deux versions, en vers et en prose, de « L'invitation au voyage » de Baudelaire, de ces rêveries sur « un pays superbe, un pays de Cocagne, […] noyé dans les brumes de notre Nord3 ». Il s'agira ici de revisiter et d'explorer ce lieu d'exception, onirique et quasi insulaire (à l'image d'une presqu'île nuitamment cernée par la mer), en se penchant notamment sur ses strates rédactionnelles tardives, portant sur le son et le sommeil.

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L'épisode du séjour à Doncières s'ouvre par une description acoustique de la ville—sa « buée sonore intermittente » ou sa « perpétuelle vibratilité musicale et guerrière » qui obsède les « oreilles hallucinées »—et se termine par le drame d'une voix fantomatique, clamant de profundis (CG II, 369, 432). Il est donc légitime que Proust incorpore, sur les placards Gallimard (composés en décembre 1919 et corrigés vers février 1920) et les suivants, un long développement sur la perception auditive à la suite de la brève réflexion sur les rapports entre le son et le mouvement, amorcée chez le héros par les bruits entendus devant et dans la chambre de Saint-Loup4 (CG II, 374–77). Néanmoins, cette addition qui détaille la vision du monde chez « un malade auquel on a hermétiquement bouché les oreilles5 » reflète, d'une manière étonnamment fidèle et précise, les conditions particulières dans lesquelles vivait alors l'écrivain, incessamment torturé par ses nouvelles demeures qui ne ressemblaient guère à ce que le narrateur appelle ici « une Terre presque édénique6 ».

L'année 1919 était, pour Proust, avant d'être celle de la reconnaissance enfin réalisée par le prix Goncourt, celle de deux déménagements qui détériorèrent gravement sa santé déjà lamentable. Sa propriétaire ayant vendu sans le prévenir, à la mi-janvier, l'appartement du 102, boulevard Haussmann qu'il [End Page 98] habitait depuis 1906, il est contraint de le quitter précipitamment et se retrouve, le 31 mai, sous-locataire chez Réjane, au quatrième étage du 8 bis, rue Laurent-Pichat, avant de s'installer, le 1er octobre, au 44, rue Hamelin, qui sera sa dernière demeure. Cherchant désespérément « les moyens de défense dans l'oreille » en vue de cette odyssée parisienne, il a entendu, peu avant son départ, la comédienne Madame Simone et la duchesse Armand de Guiche (fille de la comtesse Greffulhe) parler de « boules d'ivoire » et d'une « ouate vaselinée » (Corr. XVIII, 238 [27 mai 1919]), mais ce n'est que vers la fin de juillet qu'il parvient à se procurer, « pour ne pas entendre [s]es voisins et essayer de dormir » dans son horrible logement provisoire de la rue Laurent-Pichat, des boules Quies par Mme de Ludre (Corr. XVIII, 356 ; XIX, 446)7. Il s'agit d'un produit composé de cire et de coton, mis au point par un pharmacien parisien en 1918 et qui attirait l'attention d'un grand nombre d'écrivains et de comédiens8. Il est vrai que l'engouement pour ces outils ne durera pas plus longtemps chez Proust, qui les manipule...

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