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  • L'homme, cet inconnu L'homme d'Alexis Carrel (1935). Anatomie d'un succès, analyse d'un échec by Étienne Lepicard
  • Fabrice Cahen
Étienne Lepicard, L'homme, cet inconnu d'Alexis Carrel (1935). Anatomie d'un succès, analyse d'un échec, Paris, Classiques Garnier, « Littérature, histoire, politique », 2019, 517 p.

Y a-t-il encore quelque chose que l'on ne connaisse de L'homme, cet inconnu, l'essai d'Alexis Carrel, prix Nobel de médecine ou de physiologie en 1912 pour ses travaux de chirurgie vasculaire, et apôtre de l'amélioration humaine ? À considérer le [End Page 208] nombre d'études parues depuis la fameuse « affaire Carrel » du début des années 1990, y répondre positivement ne va pas de soi. Un débat, quelque peu sclérosant, s'était alors polarisé entre défenseurs du « grand médecin humaniste injustement décrié » et dénonciateurs du théoricien de l'élimination des nuisibles, entretenant par leur focalisation sur le personnage une compréhension biaisée de ce que fut historiquement l'eugénisme. On dispose aujourd'hui, en particulier grâce aux travaux d'Andrés H. Reggiani, d'ouvrages solides, abondamment documentés et situant le cas Alexis Carrel dans une perspective plus large.

Auteur de ce volume de plus de 500 pages, qui laisse deviner de nombreuses années passées dans les sources primaires et secondaires, Étienne Lepicard, historien de la médecine et membre du Comité israélien de bioéthique, ne s'est pas laissé dissuader par l'ampleur de l'existant. Revendiquant l'originalité d'une approche « culturelle et littéraire », qui n'est en réalité ni l'une ni l'autre, mais relève plutôt – ce à quoi on ne peut que souscrire – des démarches de l'histoire intellectuelle, il y fait apparaître L'homme, cet inconnu comme le produit d'une histoire en grande partie américaine. Soulignant l'hétérogénéité des mondes sociaux dans lesquels s'inscrit Carrel, É. Lepicard laisse de côté la question des liens entre le New-Yorkais d'adoption et les activistes de l'eugénisme états-unien (insuffisamment attestés, estime-t-il), préférant insister sur les relations professionnelles au sein de l'Institut Rockefeller, où s'entretient une conception sacerdotale de l'activité scientifique, et surtout sur les échanges d'un petit groupe amical constitué au sein du très couru Century Club. Sous l'appellation pompeuse des « Philosophes », ce cercle de conversation et d'adulation mutuelle rassemble, autour du chirurgien, le juriste Fred Coudert, le prêtre catholique Cornelius Clifford et l'ingénieur et diplomate russe Boris Bakhmeteff. Ce sont ces derniers qui poussent Carrel à donner une forme livresque et « synthétique » à ses idées scientifiques, à ses vues sur l'évolution du monde et à ses prétentions philosophiques. S'inspirant directement des thèses de Gustave Le Bon, ils misent sur un tel outil pour inciter les franges évoluées de l'opinion à s'engager dans la régénération d'une civilisation en voie d'abaissement. L'intéressé y répond sans trop se faire prier, profitant notamment de ses congés estivaux sur l'île Saint-Gildas (dont il a fait l'acquisition en 1919) pour réaliser, au fil de trois années de labeur, ce composé de vulgarisation scientifique et de recommandations (bio)politiques. Propulsé par le Reader's Digest, bénéficiant du prestige scientifique de l'auteur et de son image médiatique, très travaillée, de génie aux pouvoirs démiurgiques – n'est-il pas capable de cultiver la vie in vitro ? –, L'homme, cet inconnu dépasse le succès escompté. On peut du reste penser que les propriétés intrinsèques du texte n'y sont pas étrangères, au moins par leur ajustement aux attentes d'un lectorat de classes moyennes formées dans le système éducatif de l'entre-deux-guerres, comme le suggèrent pertinemment Marie Jaisson et Éric Brian dans la réédition critique du Point de vue du nombre de M. Halbwachs et...

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