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  • ÉditorialL’économie du Quotidien entre 1914 et 1918 en France. Une autre Histoire De la Grande Guerre
  • Stéphane Le Bras

Dans un rapport rédigé en janvier 1917, le docteur Élisabeth Thyss-Monod, rattachée à l’hôpital militaire 82 de Clermont-Ferrand, alerte sur la situation des ouvrières et en particulier les difficultés qu’elles rencontrent comme mères d’enfants en bas âge1. Elle plaide pour l’instauration de chambres d’allaitement, de garderies et de crèches, estimant que c’est là « une œuvre considérable de conservation et d’amélioration de la race […] dans les usines de guerre », une « occasion […] propice en un temps où tous les citoyens approuveront l’État de prendre les mesures nécessaires » pour assurer la victoire. L’investissement de tous (patrons et ouvriers ; civils et militaires ; hommes et femmes), ainsi qu’une population soudée et robuste, ouvriraient de fait à un après-guerre florissant. Cet exemple, symptomatique, démontre que l’effort de guerre collectif permet de transformer profondément le tissu socio-économique, les individus, les structures et les mentalités, durant le conflit et au-delà2.

Les deux textes proposés dans ce dossier, de Chad B. Denton et Nessim Znaien, mettent en lumière la manière dont les historiens ont, depuis plusieurs décennies, interrogé les mutations qui bouleversent l’économie et la société française durant et après le conflit. Ils s’inscrivent d’une part dans le cadre d’un renouveau historiographique entamé dans les années 1970, accéléré au cours des années 19903, puis intensifié autour du centenaire sous les effets d’une production scientifique démultipliée et poussée par une demande sociale forte4. Mais aussi, d’autre part, dans la [End Page 3] redynamisation depuis une quinzaine d’années de l’histoire économique et sociale5, plus particulièrement dans les domaines de la consommation et de l’économie du quotidien, à savoir une histoire des pratiques et des mentalités6, des catégories socioprofessionnelles7 ou des objets 8, par exemple.

Au carrefour de ces deux champs historiographiques, ce dossier permet de mieux mesurer les adaptations et transformations socio-économiques de la France, avec une étude portant sur la zone occupée et une autre sur l’espace colonial. Bien au-delà des aspects militaires ou diplomatiques qui ont longtemps préoccupé les chercheurs, il participe à une meilleure compréhension de la communauté en guerre, de son adaptation, de ses évolutions et de ses failles9. Qu’elle soit appréhendée viades politiques de réquisitions allemandes (C. B. Denton) ou de prohibition des boissons alcoolisées (N. Znaien), la Première Guerre mondiale est un fait socio-économique total10. En mettant en relief, au ras du sol, les problèmes de production, d’écoulement et de consommation, qui conditionnent l’économie du quotidien et auxquels doivent faire face les Français, ces articles livrent à une échelle fine des schémas interprétatifs des mutations qui frappent les acteurs, les réseaux et les structures dans le cadre d’un effort collectif cadenassé par le contrôle et la moralisation. Ils permettent aussi d’entrevoir des pistes de recherche pour les années à venir.

Acteurs, réseaux et structures dans la Grande Guerre : l’adaptation constante de l’économie du quotidien

Dans l’analyse de ce qu’il qualifie de « période inédite de prohibition des alcools forts et des drogues », Nessim Znaien met en particulier en exergue le rôle de laboratoire des politiques de santé publique que jouent les espaces coloniaux. Entièrement tournées vers l’objectif de victoire, elles font écho à celles mises en œuvre dans d’autres secteurs, dont certains ont été étudiés dès l’un des travaux fondateurs de la discipline, L’autre front. Sous ce titre, un collectif d’historiens mené par Patrick Fridenson visait alors à « braquer le projecteur sur la face cachée de la guerre : la vie à l’arrière, en fait le front intérieur ». En décentrant le regard des combats, il s’agissait de rév...

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