- Des champs aux cuisines. Histoires de la domesticité en Rhône et Loire (1848-1940) by Margot Beal
Au cours des 20 dernières années, l'intérêt des historiens et des sociologues pour la domesticité s'est largement intensifié. The Servant Project, le vaste projet subventionné en 2001 par la Commission européenne, en témoigne ; il contribua en effet à l'émergence de nouvelles perspectives et de nouvelles problématiques sur l'expérience domestique. L'ouvrage de Margot Beal, enseignante en histoire au lycée Jacques Brel de Vénissieux, s'inscrit dans cet élan. Tiré de sa thèse de doctorat soutenue à l'Institut universitaire de Florence en 2016, Des champs aux cuisines. Histoires de la domesticité est bien plus qu'un simple portrait de servantes, figures normatives de la littérature historique. S'appuyant sur des archives administratives, privées et surtout judiciaires, Beal sort du cadre classique en s'intéressant tant aux domestiques hommes que femmes, ruraux et rurales, citadins et citadines, évoluant dans les départements du Rhône et de la Loire entre 1848 et 1940, grande période d'industrialisation en France. Si l'objet d'étude est original, l'angle d'analyse l'est tout autant, puisque ce sont les rapports de pouvoir au travail —organisés selon le genre, la race et la classe —qui intéressent plus particulièrement l'auteure. Fidèle aux travaux d'histoire sociale, du genre et des relations raciales, Beal s'inspire aussi de la sociologie. Son but consiste à examiner « comment cette catégorie sociale de la domesticité est travaillée par des rapports de pouvoir variés, comment ils interagissent, et comment les domestiques eux-mêmes ou elles-mêmes se positionnent au sein de ces relations de pouvoir. Ce livre est donc aussi une réflexion sur le pouvoir et la manière dont la domination est à la fois construite, appropriée et contestée par différent.es acteurs et actrices du champ social (p. 12). »
L'ouvrage est divisé en 11 chapitres, à la fois thématiques et chronologiques, plus ou moins équilibrés. Le premier, très riche, est consacré à la définition de « domestique » et propose un portrait large du groupe étudié, de leurs effectifs et de leur évolution chronologique sur la base des recensements produits entre 1851 et 1936. On y apprend que la domesticité dans les régions lyonnaise et stéphanoise est relativement jeune, majoritairement féminine et composée surtout de célibataires provenant des classes populaires. Elle constitue, pour l'ensemble de la période, une forme de travail fréquente, sinon obligatoire, « pour celles et ceux qui sont sans capital familial » (p. 28). En 1851, la domesticité agricole est celle qui rassemble le plus grand nombre d'individus, surtout des hommes. Elle décline néanmoins inexorablement au profit d'une domesticité urbaine largement féminine, féminisation qui s'accélère à mesure qu'on avance dans le temps, même si les effectifs totaux des domestiques diminuent de moitié en l'espace d'un siècle. Beal évoque aussi la question des salaires, observant que les gages varient grandement selon les espaces, les fonctions, l'âge et le sexe, et fait état du primat masculin du patronat puis de sa diversité socio-économique.
Dans les deux chapitres suivants, elle engage une réflexion sur la manière dont les pouvoirs publics, de concert avec le patronat, fabriquent ce prolétariat essentiellement féminin. Bien que la division genrée du travail domestique ne soit pas systématique, l'auteure constate que les documents produits par [End Page 178] l'administration française tendent, dès le XVIIIe siècle, à « féminiser » la domesticité et, incidemment, à exclure les travailleurs agricoles —jugés plus rentables, du point de vue de la productivité —de la catégorie de « domestique ». Cette « volonté politique et institutionnelle de séparer les domestiques, sur des bases genrées, du reste du "monde salarial" » (p. 46...