L'Héritage des Lumières: ambivalences de la modernité by Antoine Lilti (review)

Dans son Introduction, l'auteur se défend d'avoir cherché à produire une histoire complète des Lumières. Il est vrai que l'approche qu'il décrit est essentiellement parcellaire, plutôt que synthétique ou chronologique: 'une tentative pour nouer ensemble les débats historiographiques récents, une relecture de textes classiques ou moins connus et une description des transformations sociales et culturelles' (p. 32). Les lecteurs trouveront pourtant dans ce livre un tour d'horizon qui, s'il n'est pas systématique, permet de se faire une idée générale de l'état actuel des études sur la période qui repré-sente encore et toujours l'avènement de la modernité. Antoine Lilti examine la critique postcoloniale, qui a eu pour conséquence inattendue un renouvellement des études sur les Lumières et les concepts ou valeurs qui leur sont traditionnellement associés. Le moment postmoderne, qui semble paradoxalement plus lointain et périmé que les Lumières, est en partie étudié à travers l'évolution de la pensée de Michel Foucault. D'autres chapitres abordent les hésitations et les stratégies de Diderot face aux risques qu'il encourait en tant qu'auteur et éditeur; l'émergence de l'espace public selon Jürgen Habermas; l'évolution des représentations (toujours problématiques) de Sade dans le cadre de l'historiographie des Lumières; les Lumières 'radicales' (et spinozistes) de Jonathan Israel, etc. Le mot-clé du titre reste 'ambivalences', qui revient régulièrement au cours des douze chapitres de ce livre et qui laissera probablement sur leur faim ceux qui auraient pour but d'arriver à un jugement définitif, qu'il soit globalement positif ou négatif. L'héritage des Lumières est en effet mixte, àla fois émancipateur et répressif, égalitaire et élitiste. Comme le rappelle Lilti, même les auteurs et les textes les plus canoniques des Lumières ne livrent pas un simple appel univoque à promouvoir la raison, la tolérance ou le progrès: 'Au sein des mêmes œuvres, telle l'Histoire philosophique des deux Indes, des arguments en faveur du commerce colonial côtoient de farouches déclamations anticoloniales. L'Encyclopédie n'est pas moins polyphonique' (p. 385). Le chapitre 'Peut-on éclairer le peuple?' illustre bien les ambivalences que l'auteur s'attache à faire ressortir. À travers deux textes célèbres, l'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain de Condorcet et 'Qu'est-ce que les Lumières?' de Kant, Lilti considère la problématique, à la fin du dix-huitième siècle comme au début du vingt-et-unième, de l'émancipation généralisée par un accès plus large à l'éducation et la raison. Quel est le rôle des philosophes ou des intellectuels dans ce processus d'émancipation? Dans quelle mesure l'accès initial au savoir (ou présumé tel) donne-t-il le droit de faire preuve d'autorité intellectuelle dans les débats publics? Par quels moyens médiatiques peut-on ou doit-on s'exprimer? Plutôt que d'apporter des réponses, Lilti retrace et recontextualise les difficultés intellectuelles et pratiques qui se posaient à des écrivains emblématiques de la fin des Lumières et qui continuent de se poser à notre époque, caractérisée par un renouveau de l'intégrisme religieux et du national-populisme. Le tour d'horizon intellectuel proposé dans le livre de Lilti est passionnant et, disons-le, éclairant.