- Poaimer autrement par Hédi Bouraoui
Il est certain que la poésie sert, entre autres, d'exutoire nécessaire, ou comme l'entend le poète lui-même: "Notre monde moderne se dit anti-poétique. […] Mais aucun monde ne peut exister sans poésie" (111). Le fantasme du poète élimine même la distinction entre la vie et la poésie, et les deux finissent par se confondre dans la même idéalité: "Si j'ai à choisir: je préfère vivre un poème que de l'écrire" (110). Bouraoui se pose de nombreuses questions existentielles et aborde "l'absurdité" (173). Il fait face à la solitude, notamment dans son poème de huit vers sur la vieillesse ou "L'âge d'or." L'éditeur du recueil, Abderrahman Beggar, affirme qu'en suivant "ces errances poético-existentielles" (11), on peut surtout admirer que "[l]'amour, force motrice dans l'œuvre de Bouraoui, est épreuve existentielle" (13). Le recueil est divisé en quatorze parties. Le lecteur ferait erreur en lisant ces cent trente-six poèmes en ordre chronologique, car en feuilletant le recueil, on peut tomber sur de vrais trésors. Par exemple, le poème "Jouets d'enfance" établit le rapport entre le présent et le souvenir: "Je me rappelle, il y a longtemps / Quand j'étais petit enfant" (130). Le décalage temporel est l'occasion de dénoncer le prosaïsme de la modernité. Le poète se méfie d'un monde où les enfants ne jouent plus en pleine nature: "Ses jouets préfabriqués / Annulent les rêves" (131). L'imagination du poète est évidente dans les titres choisis pour chaque poème, car il s'agit souvent de mots inventés: Dentifriciade, [End Page 263] Révolusolution, Quoiquiétude, Intellectuairement, Canaduitude, Nomadest et mon titre préféré, Gerbaise 1977 (allusion au personnage de Gervaise dans L'assommoir d'Émile Zola). Bouraoui occupe une grande place parmi les poètes francophones qu'il nomme ses "camarades-poètes" (112). Dans la première partie du recueil, "Musocktail", il intitule un poème de quatre vers "Mallarmé". Le titre du poème "Au Lecteur" fait sûrement allusion à Baudelaire, de même que l'emploi des lettres majuscules pour signaler de grands concepts. Bouraoui rend hommage à la fois à Du Bellay et à sa mère dans son poème "Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage". Le titre de la dernière partie du recueil est sans doute un clin d'œil à Rimbaud: "Illuminations autistes". L'influence d'Apollinaire se reflète dans le manque de ponctuation dans certains poèmes et l'emprunt d'une image dans le poème "Zone": le dernier vers d'Apollinaire finit avec "soleil cou coupé", tandis que le dernier vers du poème "Excès de silence" par Bouraoui finit avec "notre soleil fusillé" (99). Quelques mots en arabe dans les poèmes nous rappellent l'origine tunisienne de ce poète qui vit, écrit et enseigne actuellement au Canada. Le poète fait de ses voyages l'occasion de se lier étroitement avec des peuples divers pour trouver des "frères par-delà les planètes", ditil dans un long poème dédié aux troubles haïtiens (91). L'amour de Bouraoui se lit à travers le tutoiement ainsi que l'homogénéité des mêmes sentiments: "Et ma colère est ta colère" (82). C'est la poésie sincère qui chante l'amour, la fraternité et l'humanité entière.