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Reviewed by:
  • Les services compétents par Iegor Gran
  • Nathalie Degroult
Gran, Iegor. Les services compétents. P.O.L, 2020. ISBN 978-2-8180-4917-4. Pp. 304.

Le narrateur, fils du dissident russe André Siniavski (1925–1997), revient sur un épisode familial marquant: l'arrestation de son père par le KGB en 1965 après six ans de traque. Tout commence en 1959, lorsque le père de Iegor Gran signe, sous le pseudonyme d'Abram Tertz, un texte antisoviétique intitulé Le réalisme social qu'il publie dans la revue française Esprit. Au sein du KGB, on s'affole. Il faut dire que "l'affaire Pasternak", dont le fameux Docteur Jivago (1957) circule clandestinement en URSS malgré sa censure, a sérieusement endommagé la réputation des services secrets. Le capitaine Nikonoviych, communiste utopiste qui croit en la purge continuelle, charge le lieutenant Ivanov, jeune recruté possédant un "bon niveau en français" et une "empathie curieuse" (17), d'évaluer puis de gérer le dossier "II-8–1959-Esprit-C". Ivanov mènera une longue enquête parsemée de fausses pistes et d'impasses en dépit du déploiement important d'informateurs, de filatures et de mises sur écoute. À titre d'autoréflexion, le lieutenant se rendra à l'évidence: "il est inconcevable, quand on y réfléchit en prenant du recul, que les meilleurs services compétents du monde aient mis autant de temps à compléter le puzzle" (17). S'ensuivra un procès condamnant Siniavski à sept ans de goulag. Il sera libéré en 1971 et immigrera en France avec son épouse, Maria Rozanova, et leur fils Iegor. Outre sa dimension biographique, le roman reconstitue l'époque poststalinienne: le "dégel" sous Nikita Khrouchtchev (de 1953 à 1964) dont la politique intérieure fut ambiguë puis une nouvelle ère de répression sous Brejnev (de 1964 à 1982). Oscillant entre un humour noir et un sérieux grotesque, Gran rappelle certains événements historiques. Par exemple, l'exposition nationale américaine à Moscou en 1959, ce "gigantesque tourbillon de voitures, de télés couleur, d'appareils de cuisine, de prêt-à-porter, de chips, de pop-corn, de chewing-gums" (28) qu'inaugurent Nixon et Khrouchtchev, hypnotise une foule moscovite "en état de choc, la pupille dilatée, le rire haut perché" (33) qui carbure joyeusement au Pepsi. Face à cette préoccupante attirance pour la consommation, les services compétents espèrent que "le capitalisme, pourri à la racine, finira par se fracasser sous son propre poids" (34). Au coeur du combat anticapitaliste, leurs informateurs jouent un rôle crucial: "on ne compte plus les crimes détectés, les ennemis neutralisés grâce à ces petites fourmis dévouées" (40). Adoptant le point de vue de son héros, l'auteur note l'infiltration [End Page 266] inéluctable de la culture occidentale: soirées de lectures à domicile de 1984 (George Orwell, 1949), enregistrements clandestins de jazz, séances du film (Federico Fellini, 1963), peintures cubistes de Picasso, un marché noir foisonnant où s'achètent des livres français, les disques de Gilbert Bécaud et des jeans américains. Ajoutons à cette liste le rock'n'roll, "perversion nouvelle sortie d'un cerveau de babouin qu'on aurait branché sur une prise électrique à 127 volts" (166–67). Ce récit ne manque pas d'humour. Il rend surtout un bel hommage à ces intellectuels russes courageux qui, malgré la répression et l'emprisonnement, choisirent d'exposer la réalité du pouvoir soviétique dans leurs écrits littéraires.

Nathalie Degroult
Siena College (NY)
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