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  • DépartsEntretien avec Jacques Rancière
  • Robert St. Clair, Seth Whidden, and Jacques Rancière

points de départ

RSC & SW:

Diriez-vous qu'il existe un rapport entre vos premiers travaux dans le domaine de la philosophie du politique, dans lesquels vous vous appliquez à penser, à théoriser et à documenter ce que l'on pourrait appeler des « scènes d'égalité », et la place qu'a pu occuper l'histoire de la Commune de Paris pour les penseurs de votre génération ? (Ici nous pensons autant au travail de documentation et de théorisation des «archives grises» de la parole ouvrière au 19e siècle associé avec la revue que vous avez aidé à cofonder, Les Révoltes logiques, qu'à votre Nuit des prolétaires, lequel ouvrage, malgré son emphase ostensiblement portée sur la «culture ouvrière» des années 1830–1840, se lit comme une sorte de généalogie culturelle des sources de 1871.)

J.R.:

Je n'ai pas spécifiquement pensé à la Commune lorsque j'ai écrit, en 1996, mes Dix Thèses sur la politique. Mais il est clair que la Commune appartenait de plein droit pour moi à l'histoire de l'émancipation ouvrière telle que je me suis efforcé de la repenser comme affirmation positive de la capacité de penser et de construire un monde commun appartenant à ceux qu'on voulait reléguer dans l'univers du travail—en y ajoutant éventuellement la lutte. C'est à partir de ce travail sur l'émancipation que j'ai élaboré ma propre vision de la politique comme affirmation de la puissance des incomptés. 1968, cela avait d'abord été, pour les gens de ma génération, la rupture avec la tradition du marxisme autoritaire qu'incarnait chez nous le Parti Communiste. À l'époque, c'était la Révolution culturelle chinoise, avec son insistance sur la fin de la séparation entre travail intellectuel et travail manuel, qui nous servait de contre-modèle. Quand il est apparu que la réalité chinoise était assez loin de ce que nous y avions projeté, les exemples empruntés à [End Page 162] la tradition ouvrière européenne—associations ouvrières, Commune, syndicalisme révolutionnaire, mouvement anarchiste espagnol—sont revenus sur le devant de la scène, surtout au moment où, en 1973, les ouvriers en grève de l'usine d'horlogerie de Lip ont pris possession de leur usine et l'ont fait marcher pour leur propre compte. À partir de là, j'ai essayé de penser une grande continuité depuis les associations ouvrières des années 1830 jusqu'à la prise de possession par les ouvriers de Lip de leur instrument de travail. Ce faisant, j'avais tendance à suivre une idée elle-même ancrée dans la pensée ouvrière du 19e siècle, qui opposait la vérité du social au mensonge de la politique. Plus tard j'ai été amené à remettre cette vision en cause en pensant la politique en termes de rupture avec une identité sociale. Et, dans La Mésentente et les Dix Thèses sur la politique, j'ai fait de la politique la réfutation en acte de l'opposition entre le social et le politique.

RSC & SW:

Quelle place occupait la mémoire de la Commune de Paris dans l'imaginaire politique, théorique et culturel dans la foulée de Mai 68?Servait-elle de modèle, de point de repère ou de référence, d'horizon utopien, ou bien étaitelle plutôt absente du champ discursif politique et intellectuel dans l'après-mai, au moment où s'est effectuée une rupture plutôt importante au sein d'un courant dominant du marxisme français, sinon européen?

J.R.:

La Commune était très présente à l'époque. Tout au long du siècle, son souvenir avait été entretenu par la tradition communiste officielle qui y voyait une anticipation de la Révolution de 1917 à laquelle avait malheureusement manqué la science marxiste. Mais maintenant, pour la génération de 1968, elle se mettait à incarner la révolution authentiquement ouvrière et antiautoritaire, oppos...

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