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Reviewed by:
  • L’Existence prépositionnelle by Irving Goh
  • Frédéric Neyrat (bio)
Irving Goh. L’Existence prépositionnelle. Galilée, 2019. 128 pages. ISBN 978-2718609836.

On parle au cinéma d’« avant-première », ou sous forme abrégée de « première », pour parler d’une projection auprès d’un public restreint, précédant l’exploitation publique du film. Ce que le livre convaincant d’Irving Goh nous propose est cette avant-première pour la philosophie elle-même : non pas une « philosophie première » au sens de l’offre à tous des principes d’une prima philosophia, d’une ontologie première, mais plutôt une philosophie avant-première qui insisterait sur ce qui précède la mise à disposition de ces principes au nom d’une validité universelle.

Insister sur ce qui précède la mise à jour des principes ontologiques qui ordonnent la philosophie est devenu geste classique, dans une séquence qui commencerait avec la philosophie transcendantale (de Kant à Husserl) et aurait trouvé dans la déconstruction (de Heidegger à Derrida) sa forme achevée : toute mise à jour des catégories de la philosophie révèle une part de nuit, tout principe un archi-principe rebelle au principe, toute condition de possibilité une condition d’impossibilité. Ce geste terminal est devenu à ce [End Page 999] point classique qu’il a fini par se retourner en mauvaise habitude, en caricature ayant conduit en définitive le geste déconstructif à s’abolir de lui-même, disparaissant des radars de la production philosophique contemporaine au profit des philosophies « orientées-objets », « néo-matérialistes », « spéculativeréalistes », etc. Or le livre riche et clair de Goh a cette puissance qui consiste à reprendre le geste déconstructif en évitant sa répétition, en le poursuivant sur une autre ligne de pensée, à côté de la déconstruction.

Cet à côté tient, d’une part, au substantif posé au centre de ce livre : existence. On pourrait dire que ce que Goh propose est un existentialisme, au sens où toute ontologie possible devra être « fidèle à l’existence » (p. 33). Mais le substantif existence n’est pour Goh pensable que de façon « prépositionnelle », ce qui veut dire deux choses : 1) d’abord, que le terme existence doit toujours être accompagné d’une préposition, que ce soit « avec », en référence au Mitdasein que Jean-Luc Nancy a repris, en le dépassant, de Heidegger (pp. 40–41), « entre », clairement en jeu dans « l’entre nous » que Goh analyse dans la philosophie de Luce Irigaray (p. 62, p. 76), ou « à », sur lequel je vais insister plus loin : l’existence ne peut tenir lieu de principe isolé, de substrat ontologique, elle est toujours en prise avec l’autre, le différent, le lointain, l’absent, etc. L’existence est par conséquent toujours « co-existence » (p. 39), non pas au sens d’une pluralité d’individus mais au sens d’une mise en rapport de tout soi avec un ce-qui-n’est-pas-soi l’altérant originairement ; 2) cette altération originaire indique le second sens du mot qu’il faut entendre comme « pré-position », à savoir l’idée selon laquelle la philosophie telle que Goh l’envisage est refus de penser l’existence à partir d’une position. C’est bien le « pré », l’« avant »(-premier) qu’il s’agit de convoquer, autrement dit le pré-principe qui déstabilise toute croyance en une position fixe, assurée de sa substance ou de son « événement » (concept que Goh analyse avec Badiou, pp. 56–60).

Mais l’idée même d’une telle déstabilisation ne ferait-elle pas le jeu du nihilisme contemporain, revendiquant la nécessité de ne pas avoir de position – politique, éthique – afin d’être toujours prêt à changer, à s’adapter à « l’incertain », aux « risques », à ce qui arrive et qu’on ne peut prévoir ? Sur ce point-là, Goh est très clair : il ne s’agit pas de refuser de prendre position, c’est même impossible puisque « même une pŕé-position est néanmoins une position, quoiqu’elle...

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