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  • L’Écriture adressée, ou le « pouvoir de l’absence »Entretien avec Linda Lê
  • Propos recueillis par Karin Schwerdtner

Linda Lê est l’auteure d’une œuvre importante en langue française, récompensée par le prix de la Fondation Prince-Pierre-de-Monaco en 2019, sur laquelle elle n’a pas souvent eu l’occasion de « revenir » en entretien en face-à-face, encore moins dans la perspective qui nous intéresse ici. Cette œuvre comprend, outre des romans et des recueils de nouvelles où revient le thème de la correspondance (pensons surtout à Héroïnes [2017] et Autres jeux avec le feu [2002]), des textes écrits sur « un registre plus intime1 ». Dans Lettre morte (1999) et À l’enfant que je n’aurai pas (2011), par exemple, les mots sont adressés, comme le suggère Michèle Bacholle, « à des familiers absents parce que défunts ou à jamais confinés dans le non-être2 ». Dans ces textes publiés, comme dans la lettre en général, l’absence réelle se présente sinon comme moteur de la parole ou de l’écriture, du moins « comme condition qui [ . . . ] donne naissance3 » aux mots adressés. Il s’agit d’énoncés imaginés – de discours adressés sans espoir de réponse – qui se donnent comme vrais. Femme de lettres, Lê est aussi, elle-même, une grande lectrice de correspondances. Elle lit les écrits de poètes et penseurs venus de tous les horizons, ce dont témoignent ses essais lui [End Page 966] ayant permis « d’adresser un éloge » à des auteurs disparus ou dont il importerait de faire connaître l’univers. Dans ces cas, l’essai littéraire se présente implicitement comme une forme d’adresse : il devient alors lui-même l’offrande et l’hommage, à l’instar de l’épître théorisée par Bernard Bray4. Par exemple, dans Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau (2009), Le Complexe de Caliban (2005) et Chercheurs d’ombres (2017) au sujet desquels on peut dire, après l’auteure, qu’il s’agit respectivement d’un roman d’une lectrice, d’un recueil d’exercices d’admiration et d’un petit livre d’essais, Lê rend bien hommage à des écrivains de renommée et d’origines diverses. Écrivains comme Franz Kafka dont, comme elle le soutient ici, les lettres peuvent être lues comme le prolongement de son Journal. Lê explique avoir reçu son « gout de la lecture5 » de son père : quoiqu’elle ait quitté le Vietnam pour s’installer en France en 1977, « tourna[nt alors] le dos [ . . . ] à [s]on père6 », elle n’a pas renoncé au cadeau paternel dans la mesure où elle est toujours une dévoreuse de livres et de lettres. D’ailleurs si elle continue à écrire en pensant à quelques auteurs admirés, c’est souvent, pour reprendre ses mots ici, « en tant que lectrice qui cherche des “alliés substantiels” ».

En février 2019, vingt ans donc après la parution de Lettre morte – ce livre, rappelons-le, où la narratrice se confie toute une nuit à son ami et révèle avoir brûlé les lettres de son père –, l’auteure a bien voulu revenir avec nous sur son rapport d’écrivain aux lettres. Elle a accepté de considérer la question de l’adresse dans son œuvre, en abordant pour commencer Héroïnes, roman qui tourne autour d’une correspondance dont on ne lit aucun extrait ; autour de ce qu’un étudiant et une photographe, étrangers l’un à l’autre et absents l’un pour l’autre, se disent de leur fascination respective pour une chanteuse vietnamienne. Pour finir, l’auteure a bien voulu commenter des projets récents, y compris un livre (Je ne répondrai plus jamais à rien) qui, au moment du présent entretien, n’était pas encore publié et où une femme s’adresse, à la deuxième personne du singulier, à sa mère morte. Au terme de notre conversation à ce sujet, nous avons bien [End Page 967] compris que, pour Linda Lê, et dans la mesure où les mots cherchent...

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