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  • L’Espace Pollock
  • Louis Marin

Qu’il me soit permis, in limine, de dissiper par l’évocation de deux souvenirs l’impertinence de mon intervention dans le cadre de l’exposition Jackson Pollock : le premier, c’est la rencontre tardive, mais éblouie, de quelques toiles de Pollock lors d’un séjour de plusieurs années aux États-Unis. Le second, c’est une autre rencontre, celle de Michael Fried à Johns Hopkins où il fut, trois ou quatre ans durant, mon collègue et un ami, rencontre qui provoqua une traduction commentée d’un texte déjà ancien de lui, dont une partie était consacrée au [End Page 839] Pollock dit « classique1 ». Le peu que j’en ai su, je l’ai dû à ses travaux, à ceux de W. Rubin de 19672 et au vivant et fécond dialogue que ces textes entretenaient entre eux et avec celui qui fut un découvreur de la peinture en train de se faire et un grand théoricien et critique de cette peinture, Clement Greenberg3.

Ceci dit, il convient aussi, dès le début, de préciser les limites de mon exposé. Ce sont celles d’abord de l’exposition présentée ici même. Aussi ne ferai-je allusion qu’aux œuvres exposées, parfaitement représentatives d’ailleurs de la trajectoire de Pollock des années trente à sa mort en 1956, me permettant ici ou là de vous les remettre dans les yeux par quelques projections dont je ne peux que souligner le caractère décepteur (format, lumière, effets optiques, etc.). Mon propos donc, seulement un parcours-discours de l’exposition où il trouvera ses trajets, ses arrêts, ses pôles d’intérêt tout personnels et ses limites.

Autre limitation de ce discours dans son niveau de réflexion et d’analyse : Greenberg, Fried, Rubin, Carmean4, Damisch5, et d’autres encore ont très bien dit ce qu’il y avait à dire sur la place de Pollock dans l’histoire et la théorie de l’art moderne, un espace Pollock, lieu d’un commencement et aussi d’un développement dans la tradition de la peinture et de notre modernité. Ce n’est pas cet espace Pollock que je voudrais parcourir, celui d’une histoire peu à peu immobilisée, dans le Musée idéal quelque part entre Cézanne, Monet et Renoir, Picasso et Braque, Mondrian, Ernst et Miro, Masson et Matta, Klee et Kandinsky. Mais fera partie de mon propos la question suivante : que se passe-t-il, quel événement survient dans un Musée réel (mais un musée est-il jamais réel ?), dans son espace quand des œuvres de Pollock s’y trouvent exposées ? Quelles métamorphoses d’espace, c’està-dire d’atmosphère, de lumière, de lieu, ces œuvres produisent-elles, un [End Page 840] espace Pollock qui n’est pas l’espace Monet des Nymphéas ou l’espace Picasso de Guernica ?

Mais de quoi parlerais-je sous ce titre « l’espace Pollock » si cet espace ainsi nommé est celui qui rend le discours qui voudrait s’y tenir impossible. Car parler de la peinture, sur la peinture, voire parler la peinture, présuppose toujours en quelque façon que cette peinture dise quelque chose ou même à l’extrême qu’elle parle pour ne rien dire. Car, en vérité, parle-t -elle la peinture ? Oui, sans doute, puisque, comme on le dit souvent, elle est lue ? « La lecture du tableau » n’est-ce point encore une manière de parler, fréquente dans certains discours contemporains ? Mais qu’en est-il donc de ce regard lecteur ? « Lisez l’histoire et le tableau », écrivait Poussin à Chantelou en lui envoyant la Manne. Peut-être aurait-il fallu s’interroger sur le sens de ce « et » ? Espace de l’histoire et espace du tableau, sont-ce deux espaces en un seul ? Parcourir l’un et ses figures d’acteurs passionnés peut donner le sentiment de lire l’autre c’est-à-dire de le raconter : dans l’espace Pollock, le discours qui raconte l...

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