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Reviewed by:
  • Frères d'âme by David Diop
  • Marie-Agnès Sourieau
Diop, David. Frères d'âme. Seuil, 2018. ISBN 978-2-02-139824-3. Pp. 175.

Comment communiquer le caractère hallucinatoire du quotidien dans les tranchées de la Grande Guerre? Comment un tirailleur sénégalais de tradition orale wolof jeté dans la boucherie guerrière d'un pays qui lui est étranger peut-il exprimer l'horreur incompréhensible de ce qu'il vit? À travers une écriture incantatoire, le narrateur réussit à transmettre le caractère surréel des pensées qui s'entrechoquent dans son esprit. Alfa se lamente de sa culpabilité d'avoir laissé mourir Adema, son "plus que frère", dans des souffrances atroces alors que ce dernier le suppliait de l'achever. Alfa a écouté la voix du devoir qui, au nom de principes humanitaires de sa culture, lui a interdit de soulager son ami d'enfance. Mais que devient l'humain dans la sauvagerie de la guerre? Le rythme, la tonalité et l'émotion du Peul s'infiltrent dans la prosodie et le tempo du français de la narration et traduisent de façon convaincante le traumatisme qu'il vit. Rongé par la douleur et le chagrin, Alfa se doit de venger son "frère d'âme", victime innocente de l'horreur absurde dans laquelle ils se sont laissé empêtrer par la puissance coloniale ô combien civilisée. En effet, selon l'opinion générale et le règlement militaire français, les tirailleurs sénégalais sont censés être des guerriers idéaux qui se lancent à corps perdu dans la bataille, des brutes envers qui la patrie sera éternellement reconnaissante. Pour preuve, ils sont obligés de porter le coupe-coupe, cette arme si efficace des peuples dits "primitifs". Le capitaine a dit et répété que"les ennemis avaient peur des Nègres sauvages, des cannibales, des Zoulous" (23). C'est ainsi qu'Alfa a pris conscience de son identité de guerre, il est devenu "sauvage par réflexion", inhumain par choix, tortionnaire par revanche (25). Chaque soir il rampe près des lignes allemandes et rapporte sans faillir un trophée: un fusil ennemi avec la main qui le tenait, une main soigneusement découpée avec son coupe-coupe. Au début, ses camarades de tranchée étaient très contents de lui, admiratifs même, mais dès la quatrième main ils ont pris peur. La rumeur a couru que ce "Chocolat" était bien bizarre. Puis très vite, il a évolué en fou dangereux et de fou, en sorcier, un daim, un dévoreur d'âme, un anthropophage. On a peur de lui dans les tranchées, on s'éloigne, on n'ose plus le regarder, car maintenant, il ne fait aucun doute, c'est à cause de lui que les copains de guerre sont tués. Porteur de mort, Alfa est "devenu tabou comme un totem" (49). Le capitaine a compris qu'Alfa a sombré dans la démence, aussi le fait-il évacuer à l'arrière. Au cours de son traitement psychiatrique, il révèle à travers ses dessins sa nostalgie de son village natal et de ceux qu'il aime, sa désolation face à la cruauté qui a emporté son ami, son incompréhension de l'infamie qu'il a vécue. Ce roman déchirant, singulièrement poétique et humain et d'un réalisme poignant, nous fait pénétrer dans l'esprit de ce tirailleur sénégalais aux prises avec la désintégration de son identité et la perte de son âme. [End Page 231]

Marie-Agnès Sourieau
Fairfield University (CT)
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